#boost #11bis – récit en rêve de marche

Une fois, nous marchions dans la nuit. Nous n’y voyions rien, nous n’avions pas de lumière. Nous n’y voyions rien, nous n’en avions pas besoin. Le chemin était large, nous le savions, nous le connaissions. Le chemin était large, il nous suffisait d’avancer doucement, d’explorer avec le bout du pied pour être sûrs qu’il n’y ait pas d’obstacle, puis de le poser doucement pour être sûrs qu’il n’y ait pas de trou. Nous prenions appui. Nous faisions un pas, puis nous recommencions. Nous avancions lentement, comme ça, en enchaînant les pas délicats. Nous avancions lentement, comme ça, c’était notre façon d’avancer. Nous n’étions pas pressés et nous avions tant de choses à nous dire. Sortant de la nuit obscure, nos paroles n’avaient pas besoin de lumière pour s’écouler. Nos paroles avançaient bien plus vite que nous dans la nuit.

Nous avions appris à marcher comme tous les enfants, armés de l’innocence primaire d’être admirés par nos géniteurs. Marcher pour être vus, être aimés, être reconnus. Se lever, accepter de s’éloigner de la terre accueillante, s’engager dans l’espace vertical, là où naît l’espace, le vide, le monde. Nous nous étions levés en gardant serré dans nos mains le pied de table de la salle à manger, le barreau en bois de l’enclos où nous nous étions parqués ou encore l’étagère du salon où reposaient les beaux livres. Et puis nous avions lâché prise. Explorer l’équilibre. Tomber et se cogner la tête, pleurer. Se relever. Tomber encore. Se relever. Apprendre à tomber. Sur les fesses rebondies d’une couche épaisse. Se relever. Se tenir debout. Enfin.
De là-haut, nous voyions le monde se révéler devant nos yeux. Nous voyions et nous étions vus. On nous souriait, on nous encourageait, on nous applaudissait. L’horizon nous appelait. Nous avions alors levé un pied pour le rejoindre et nous étions tombés. Forts d’une expérience de la chute maîtrisée la plupart du temps, nous nous étions relevés et nous avions recommencé pour tenter, d’expérience en expérience, de faire un pas. Puis un autre, et encore un autre. Autour de nous, nos parents criaient leur joie. Mais une fois acquis les principes de la marche, lentement, les vivas ont cessé, les hourras se sont éventés, l’intérêt qui nous suscitions s’est transformé en silence indifférent. Alors, nous avions appris à parler.

Une fois que nous savions marcher, une fois que nous savions parler, une fois que nous savions aller de l’avant et parler pour avancer, le chemin s’est ouvert devant nous. Un grand chemin large et balisé. Bien sûr, nous rencontrions de temps à autre quelques obstacles, ici une lourde pierre pouvant nous faire trébucher, là une branche épaisse nous invitant à la chute. Nous tombions parfois, nous n’avions plus le confort de la couche postérieure pour amortir notre faux pas, mais nous nous relevions. Toujours. Un peu meurtri parfois, mais nous nous relevions toujours. Nous avions aussi appris à parler, forcément, nous avions appris à développer nos pensées dans des schémas élaborés, à échanger dans la complexité, à écouter les contraires. Plus nous marchions, plus nous parlions. Plus nous parlions, plus nous avancions.
Nous avions tellement avancé sur ce large chemin que nous le connaissions par cœur. Nous savions comment éviter les lourdes pierres et les branches épaisses, nous avions exploré le monde avec nos jambes et avec nos mots. Mais nous en étions arrivés au point où nous ne savions plus si nous avancions. Nous croyions marcher, mais peut-être étions nous à l’arrêt. Nous ne voyions plus rien d’attirant à l’horizon, nous n’avions plus envie de le rejoindre. Nous ne savions plus si nous avancions ou si nous reculions. Nous étions perdus. C’est à ce moment qu’une idée salvatrice est passée dans nos têtes. C’est à cet instant précis que nous avions décidé d’explorer l’envers des choses.

Photo de Vivek sur Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.