# Boost # 12 | Cambuse sibylline

Dans la brume, lueur comme lampe de mineur au lointain. Douce et rassurante pour l’adolescente. Phare ténu au bord du marais. La terre de Briolle, lestée par la présence de l’eau, absorbe les pas

prophéties des sibylles d’Orlando à l’écoute, tu empruntes l’ancien chemin de halage comme font les revenantes

la beauté chromatique se mêle aux fragrances du canal

la péniche glisse à l’oreille le son de l’eau froissée et longe à la vitesse du souvenir la maison de bois près de la Scarpe : c’est là, dans la Cambuse, que la fête rassemble ceux qui s’aventurent. Après la lueur, plus rien que la nuit spongieuse

elle s’intensifie dans la mémoire, c’est le halo des bougies dans la nuit et les retardataires qui ont bravé rives glissantes et nids de poule sont accueillis à bras ouverts

silence remplacé dans la mémoire par les rires des proches, il est encore temps. Tante Colette reine de la Cambuse sert chacun. Parfum de la carbonade dedans, dehors celui de la roselière et de la vase. Maurice le sourd a récupéré des scories pour remblayer les chemins mouillés, boucher les trous avec des déchets noirs. Oncle Jean dit Maupassant par cœur. Nul ne se doute des disparitions et éclatements à venir, quand il faudra tout reconstruire

Sibylle du nord, boussole sonore

Carmina chromatica, passerelles invisibles : sur l’île Saint Louis un soir sans trains, la Seine au lieu de la Scarpe, le chœur des sibylles chante et la foule assise dans les allées de l’édifice ne veut plus quitter les lieux. Tu sors du choeur pour marcher seule le long de l’eau

Musique des sphères, des foulques, des oiseaux de nuit qui entament la chasse aux souvenirs

la sibylle désigne à travers les voix portées l’auberge espagnole de Millonfosse. Tu trouves là ce que d’autres apportent aussi : interférences à travers le frémissement des peupliers, plantés pour drainer les eaux stagnantes, présences

échos du monde d’avant

une rumeur se mêle aux images du repas, c’est peut-être l’orgue de barbarie qui occupe le fond de la salle au plancher de bois, à un autre endroit de ta vie

les invités vont danser pendant que des coups de feu claqueront dans la nuit, chacun fera semblant de ne rien entendre et les rires fuseront pendant qu’on trinquera

la sibylle du marais s’est penchée sur les roseaux aromatiques ; elle en prélève les rhizomes pour ceux qui sont allés jusqu’au bout du chemin. Au bord de la mare noire, la hutte est vidée de son contenu. Les appelants braillent vers le ciel mais les sarcelles se méfient, elles n’atterriront pas dans le piège

demain la Scarpe débordera, inondera tout, même la Cambuse. C’est écrit

sur une péniche en partance, la sibylle du nord tend la perche. Tu seras la dernière passagère avertie. La fête a fini de battre son plein dans la Cambuse. La mine est fermée. Les proches se sont dispersés après une dernière flambée. Tante Colette a mouché toutes les bougies. Oncle Jean s’est tu.

sur la terre de Briolle, le cri d’un héron retourné aux origines déchire l’histoire du marais en s’envolant

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.