carnets individuels | Philippe Liotard

01 – tout d’un coup dans les phares sur le côté, un surgissement, silhouette noire dans le noir, invisible jusque-là, révélée au dernier moment, où les roues presque à la toucher, la renverser, impossible de noter, mains sur le volant, la nuit la pluie, garder l’image en soi, la peur rétrospective, j’ai failli le foutre en l’air, l’ai vu au dernier moment, apparition de la silhouette de l’homme en noir là où pas de piéton d’habitude pas de trottoir

02 – les yeux sont fermés, sensation à chercher retrouver. Sentir son propre corps s’emplir, de quoi? impression ténue de corps confus, odeur perdue, même les images, absentes, le noir de la paupière fermée ne suffit pas à les convoquer. Ce n’est pas un oubli, non, une recherche dans l’oublié, les images brouillées flottent, les bras se referment sur le vide de corps flous et froid, effacés sitôt aperçus, vacillants comme flammes d’une bougie sur une fenêtre dans la nuit de l’hiver

03 – Ça a duré quoi, dix secondes, quinze? Deux visages tournés l’un vers l’autre, chacun dans son métro à aller dans une direction opposée, deux regards plantés profondément, et un sourire qui s’ébauche lorsque les rames s’ébranlent. Tirer le signal d’alarme. Sortir. Remonter le quai. Prendre les escaliers. Se retrouver dans le couloir de la sortie. Et puis rester là, immobiles, face à face, bras ballants, à se demander en quelle langue se saluer

04 – Toute la nuit, le rêve est revenu. Comme chaque nuit. Il est là, à chaque micro-réveil, dans l’infra veille. Je le reconnais. Je le sais. Il est question d’une liste de choses à faire. Plusieurs niveaux de réalité se superposent avec clarté et fixité. Rien ne se déroule. Images palimpseste effacées sitôt réveillé. Le rêve reviendra la nuit prochaine et je l’oublierai à nouveau. De cette nuit-ci, je me souviens d’une chose. Le visage de P. est apparu, grave.

05 – Nuit non noire, entre anthracite et ardoise, bleu de minuit et bleu charron marbré d’étain pur. Et deux points lumineux comme des yeux perdus.
Quand l’argent chasse le plomb, bruisse le murmure pastel du ciel de l’aube comme un regard abstrait .
Dans le début du matin, le ciel encore bas cisaille au rayon les nuages avant de les dépecer et de percer, rieur. Mais les nuages l’enfarinent bientôt à grands coups d’épais gris.
De l’indicible ciel, d’ici ou de là, que dire d’autre si ce n’est qu’il échappe.

06 – Personne d’autre que moi n’aurait remarqué que jamais d’autre que toi n’aura plus compté.

07 – Masque obligatoire dans l’hôpital, encore, seuls les yeux qu’on voit. Elle les ouvre grands comme pour s’excuser de savoir qu’il souffre, lèvres cachées pincées | Visage rond, barbu? légèrement, une semaine max, cheveux gris, non pas gris, mais cheveux, la coupe, je ne sais pas, chauffeur de taxi, garé devant, en attente | Les regards autour regardent la goutte au bout du nez mais la goutte ne tombe pas, elle reste, comme stalagtite, du grec stalaktos – « qui coule goutte à goutte »

08 – Pelletier, Morini, Espinoza, Norton, Amalfitano, Fate, H. Reiter, Almada, Almendro, Campos, Crawford, Cruz, Cura, de Dios Martínez, del Mar Enciso Montes, Dorothea, Entrescu, Fernández, Flores, González, S. González, Guerra, Halder, Larrazábal, López Santos, Magaña, Medina, Montes, Nisamata, O’Bannion, Palacio, Pickett, Popescu, Rebolledo, Reinaldo, Roncal, Seaman, L. Reiter, von Archimboldi, von Zumpe

09 – ne pas s’attarder sur la peau sur les os, sur les bleus qui s’y marquent, sur les gestes lents des mains qui disent ce que la voix ne peut plus, ne pas s’attarder sur le murmure qu’elle est devenue, sur la totale fragilité du corps connu fort, sur les fluides que l’on sonde et ceux que l’on injecte, les douleurs que l’on sent, le souffle qui se retranche, garder le bleu des yeux ouverts dans les miens aussi bleus, s’attarder sur la main avec sa propre main.

10 – pendant qu’il agonise et que nous le regardons, suspendus à l’amplitude de sa poitrine qui se restreint jusqu’à n’être plus rien, nos yeux accrochés au bleu de ses yeux qui se grise, il est déjà ailleurs, pas parti mais ailleurs, bien avant le dernier souffle et les tous derniers mots. Il ne s’attarde pas, il se balade, pas loin, mais ailleurs, toujours à peine ailleurs, et nous restons babas.

11 – La Gloire de mon père est mon tout premier souvenir de lecture. Triste ironie. La plus ancienne image qui me vient est celle d’un après-midi où je lisais à la table de la cuisine. Je n’avais pas sept ans. Ma mère voulait que j’arrête de lire ce livre, et que j’aille jouer dehors. Ce livre, je ne pouvais pas le lâcher. Il racontait ma vie de petit garçon ayant appris à lire je ne sais comment. Pourtant, en le lisant, sans bien sûr le savoir, je m’éloignais de mon père. Irrémédiablement.

12 – dessous la grisaille qui gagne les yeux et le coeur, il y a les mots oubliés, perdus, jamais dits, peut-être pensés, les mots qui affleurent, les mots que l’on cherche qui peut-être ne viendront pas, jamais, même trop tard, même pour soi, surtout pour soi, là, sous la grisaille, ils baignent dans la boue des sentiments confus et des souvenirs imprécis, des larmes sèches et des colères mauvaises, sous la grisaille, encore le gris, encore la boue, « la langue se charge de boue » alors il faut tamiser, laisser sécher, venir la poussière, puis souffler, laisser la page grise

13 – le visage d’une fille de seize ans éclatant de rire, riant à pleines dents, d’un rire franc et honteux. Elle est devant des tombes. Autour d’elle d’autres filles du même âge ou à peu près rient aussi, soeurs ou cousines. Le rire d’entre les tombes qu’on dit fou est irrépressible. Autour, aucun regard de réprobation. Ce sont plutôt sourires et plaisanteries. « Tu l’aimais beaucoup ton pépé pour déposer ton téléphone dans sa tombe ». Il a suffit du smartphone d’une fille de seize ans, autant dire sa vie, tombé dans le caveau alors qu’elle déposait une rose pour mettre le cimetière en joie

14 – Le dernier regard échangé, il m’a regardé de ses yeux, azur comme jamais. Je me suis penché pour l’embrasser sur le crâne. Dans ses yeux, levés vers les miens, j’ai vu le vide. Je l’ai senti. Fulgurant. Pas une inquiétude, ni une fatigue ni une souffrance, un vide. Ça a duré quoi, une seconde? Même pas. Le temps que les yeux échangent ce que la conscience ne peut saisir. Ce vide dans ces yeux si bleus était terrible. Je ne voulais pas le voir et je l’ai vu, intense, impénétrable, immobile.

15 – et oui, c’est pas vrai, c’est pas vrai, on s’entendait bien, s’il n’a pas souffert, c’est l’essentiel, le 6 décembre 2 heures ici, tu peux payer en deux fois, tant mieux, bon ben parfait, comment je vais savoir si ça marche? t’habite dans un arbre ? toute cette violence ça fait peur, il faut beaucoup d’humilité, je vais où? la porte orange, on va se faire engueuler, tu vois c’est qui? Le sport, ça n’est pas ça, je n’ai pas compris ce qui m’arrivait, on n’imagine pas ce qui est possible

16 – charentaises noires à scratch, trois-quart cuir marron, mouchoir à carreaux qui dépasse de la poche d’une veste, cravate noire nouée sur le trottoir, foulard gris galet qui couronne une blouse blanche portant sur la poche gauche le logo du labo, veste trop grande aux plis lourds, tablier noir aux genoux sur pantalon noir, écharpe bicolore à franges tressées, chaussons écossais éculés fatigués, talons aiguilles sous bas opaques, petite robe noire, pull en laine avec pièces aux coudes, jean, perfecto, docs, chemise à manches longues et lignes verticales, chausse-pied long sortant d’un chausson, hoodie noir avec capuche rabattue sur casquette noire, canne en bois torsadé signée bois et laiton, tee-shirt vert à manche courte tour de cou bleu blanc rouge et flocage en feutre blanc MF dans un rectangle sous lequel est écrit Manufrance plus logo coq sportif en haut à droite

17 – Agencement pour soulager un corps agonisant : D’abord, activer l’appareil à murmurer des mots doux, accélérer le rythme de l’instrument à bonnes vibrations, puis positionner le piège à panique, alimenter la mécanique à douceur, catapulter les marques d’amour, bombarder la chair de caresses, souffler sur les braises des bons souvenirs, ouvrir la fenêtre en grand qu’on entende encore les oiseaux et aiguiser, enfin, la délicate et cruelle évidence d’être là rassemblés dans l’ultime instant

18 – « Moi aussi, bien sûr, j’ai eu plus d’une fois des mots blessants pour toi, mais chaque fois, je le savais ; j’en souffrais, mais je ne pouvais pas me dominer, je ne pouvais pas retenir le mot, à peine l’avais-je prononcé que déjà je le regrettais. Tandis que toi tu assénais froidement tes mots, sans pitié pour personne, ni pendant, ni après; on était devant toi absolument sans défense. »
En guise de marque-page, l’annuaire 2022 des médecins du centre hospitalier partage le livre petit format à la tranche fendue, dans une belle édition (Petite Bibliothèque Ombres). Il était posé là, sur le bureau, par dessus des carnets et des stylos, en travers, comme le cadavre d’un renard sur le bord de la route, comme en attente d’être ouvert pour y puiser ces phrases, ou d’autres, remuant l’impensé, brassant les sentiments.

19 – Les deux chauffeurs (un homme et une femme) descendent la vitre de leur bus qui se croisent. Ils échangent un rapide et souriant salut ça va oui et toi ;
« – allo, je devais subir une intervention ce matin mais le test PCR est positif…
– Restez chez vous » ;
La pharmacienne qui se tient au fond, derrière l’antépénultième caisse, protégée d’une plaque en Plexiglas et d’un masque chirurgical, lève un bras et regarde la longue file d’attente en penchant la tête sur le côté . C’est à moi.

20 – Pouvoir encore payer, poser le billet de vingt euros à plat sur la table et le tenir de ses doigts tordus, perclus, pendant que la serveuse dépose les verres. Ne pas savoir, ne pas pouvoir savoir, que ce sera la dernière fois mais en profiter quand même d’être là, tous les deux, à payer son coup, sans rien dire, sans avoir besoin de rien dire, juste sourire. Apprécier la terrasse, le soleil, la place, avec l’un des fils, se regarder, ramasser la monnaie pour la toute dernière fois.

21 – ne pas mettre le réveil, s’éveiller tôt malgré tout, rester au lit, éveillé, ça change quoi aux pensées? Juste ça : se réveiller sans réveil, rester éveillé à ne rien faire, sauf penser à lui, même pas lui parler, le sentir quelque part, ici ? Partout . Rester au lit avec ces pensées brouillonnes, se laisser porter par elles, se lever, garder sa présence dans chacun de ses propres gestes, sans devoir sortir, sans répondre à rien, se faire un café, se raser, être là avec lui qui ne l’est plus

22 – Je déposerai demain La Toussaint de Bergounioux dans un endroit protégé afin que la pluie ne l’abîme pas, disons dans l’église où je ne vais jamais, dans le silence et dans l’oubli, parmi les livres de messe, afin que quelqu’un puisse lire, s’il lui prend l’envie de l’ouvrir, que « les morts existent deux fois : dehors, avant et, ensuite, dedans ». Dedans la terre et dedans le ciel qui est dedans soi.

23– Je veux compter chacun des brins d’herbe de novembre sur lesquels tu as marché pour la dernière fois à petits pas, chacun des trous que faisait ta canne dans la terre, en retirer le nombre des pas que tu ne faisais plus pour aller à la rivière, y ajouter les rides qui ont creusé ton visage, celles qui partaient des yeux en éventail, et toutes les autres, et puis les poils de ta moustache et les mésanges qui continuent à voleter dans le jardin, à te chercher mais sans le dire.

24 – en cercle on se regarde de regards effarés on se questionne on a compris on sait on ne veut pas savoir on le regarde à nouveau et on attend les yeux mis aux fers sur ses fines lèvres entrouvertes qu’on scrute et on attend on attend on attend on regarde saisis on est tous là on attend on ne l’attend pas on sait qu’elle a gagné le corps on attend qu’un peu d’air encore passe entre les lèvres il est long ce temps, insupportablement long aussi long qu’un clignement d’oeil qui ne cligne plus

25 – Ce doigt, le majeur de la main droite –– doigt droit gauchi au milieu de tous les doigts courts et épais, comment en est-il venu à se tordre ainsi, lui dont la fonction serait plutôt de se dresser droit et bien haut ? –– geste que tu n’as jamais fait –– doigt de travailleur manuel à peau encore épaisse bien que fine ailleurs –– abîmé par le froid, le chaud de la flamme et du fer, serrer fort pour ne pas sentir la chaleur (ah bon?) –– dernière phalange en travers –– comme un x sur un i

26 – C’était comme ça. Ce matin, le brouillard. Envie de passer un coup de chiffon sur la vitre mais il n’y a pas de vitre. Le flou du monde. Au toucher, de la glace sur les surfaces, le brouillard dépose son givre. La dureté de la glace déposée par une substance sans consistance. Sur la route, jaune vapeur de la lumière des lampadaires que tranche la dureté des bandes de branches sans plus de feuilles. J’enlève mes lunettes. Rien ne change.

27 – Se regarder faire pour se rendre compte. Juste avant de dire, se dire. Autoévaluation de rigueur. Imagerie mentale. Accroissement requis des performances. Anticipation infinitésimale. Sentir son regard dans son propre dos peser, se voir écrire un mot avant d’effleurer le clavier. Se dire de ne pas l’écrire. Se voir l’écrire. L’effacer, effacer tous les autres commande A commande X commande Q Ne pas sauvegarder. Se regarder vraiment, fermer l’ordinateur et se dire à quoi bon?

28 – trouver le temps de poser quelques mots inutiles notes qui ne servent à rien si ce n’est ne pas oublier entre les pressions du boulot qui s’entrecroisent se superposent se télescopent tenter de noter l’absence ce qu’elle convoque souvenirs lieux anecdotes dates rédiger un rapport glisser quelques mots sur un carnet répondre aux emails planifier les réunions dès l’aube préparer une présentation avoir envie besoin de n’écrire rien d’autre que les mots contre l’oubli comme ils viennent

29 – Je n’aurais pas dû parler, le lui demander, poser cette question avec ces mots-là, ni aucune autre, je n’aurais pas dû, après avoir posé la question porter mes yeux sur son regard, je n’aurais pas dû y regarder et donc y voir ce que j’y ai vu, je n’aurais pas dû chercher à me rassurer ainsi en l’obligeant à regarder si loin à l’intérieur, vers cette peur que l’on a depuis l’enfance et qui grandit jusqu’à nous submerger au moment où nous avançons vers la certitude, non, pas dû.

30 – Une jeune conductrice fait un tête-à-queue sur le verglas, pas de quoi fouetter un chat. Mais elle s’en rappellera. Son père a gardé la photo passée dans le journal. Il faut dire que le véhicule s’était immobilisé sur le bas-côté de la route, la RD21. Sur la photo, on la voit bien la Seat, avec deux balises pour la signaler et de la neige sur le bas-côté. À part ça, il ne s’est pas passé grand chose. Il ne se passe jamais rien ici. Au moins, ça fera des souvenirs ce verglas.

31 – Comment tu peux dire ça hein? comment tu peux oser, non pas oser, comment tu peux ne pas penser que ce sont des enfants, des gamins, comme tes filles, ton fils, et qu’ils crèvent, et que non seulement tu ne fais rien mais qu’au contraire tu fais tout pour qu’ils crèvent, et tu argumentes, et tu justifies de les laisser crever, tu le revendiques même, comment tu peux dire ça et après t’offusquer en toute bonne conscience devant la photo de l’un d’eux mort, échoué sur une plage

32 – Il est en arrière-plan, comme il a passé sa vie, juste derrière l’écran sur lequel j’écris. Il suffirait de fermer la fenêtre, command W, pour le faire apparaître ici, déjà dès l’aube, à l’heure où l’éveil efface les rêves, au moment où une pensée nait sur la journée à venir, et puis dehors, une fois sorti dans le gris du boulevard, command W, il parle, je le vois, je reviens au plein écran de la journée qui se déroule, comme ça, jusqu’au soir. En arrière-plan, seul, il vaque.

33 – Carnet noir couverture rigide papier noir, à droite parallèlement au carnet, un stylo bille à encre blanche acheté en papèterie d’art : immobile, devant la page noire, attendre que tout s’efface de ce qui aurait pu être écrit. Carnet vert couverture rigide papier petits carreaux: tracer des cases de 11×11 carreaux sur deux colonnes et quatre lignes, chaque case à deux carreaux d’une autre case (huit cases par page), poser le feutre noir, attendre que les cases restent vides.

34 – ce serait une histoire pour Beckett, cette langue qui remue dans la neige au bout d’un corps, qui ne lèche pas, non, qui remue, comme si elle cherchait ses mots mais elle ne cherche rien, elle remue alors que le corps reste immobile, désaxé par rapport à la tête penchée, non, pas penchée, renversée en arrière la tête, comme celle d’un veau qui tête, cette langue sans mots et donc sans langue a creusé un petit trou dans la neige à force de remuer, il ne se passe rien d’autre

35 – Je la connais la date, écrite en majuscules dans l’agenda, un cri. Elle ne sert à rien, je veux dire que personne ne la demande. C’est une date parmi d’autres dates anodines. Un décès dans le journal. Mais bon sang, comment je peux ne pas m’en rappeler? On était tous là. C’était un vendredi. Le vendredi où il devait rentrer à la maison. J’y étais la veille déjà, après avoir changé les pneus. Et le matin, j’avais fait faire mon passeport. Mon passeport, où est mon passeport ?

36 – 05h00 et des brouettes, avant le café, chercher la phrase du jour dans celles déjà soulignées de la version folio de 2666, la poster sur @vonarchimboldib, continuer avec 2666, passer à ###0242 jeu 15 dec 2022, laisser filer la lecture selon l’état d’esprit, les émotions, la météo, s’arrêter sur un passage, le recopier et se laisser porter dix minutes, quinze minutes, sauvegarder ça sur Ulysses, copier et poster le résultat, faire un tour sur Linkedin, vérifier Snap, aller voir sur Twitter le compte perso, lire deux-trois trucs, laisser les colères, passer sur France Culture, lire les annonces de programmes, les titres à la Une, « Les Pieds sur terre fêtent leurs 20 ans », « Tadeusz Kantor, référence mythique du théâtre contemporain », Ludovic Debeurme : « Le monde est un mystère qu’en tant que dessinateur je ne cesse de questionner », ouvrir les emails pro, merde, je verrai ça plus tard, prendre la voiture, ne plus lire, ne pas écrire, WhatsApp au feu rouge, Messenger, Facebook, quand ça roule, laisser le téléphone posé, arrivé au bureau, email, pièces jointes, ouvrir, lire, parcourir le mail du jour du Progrès, penser au père, faire un tour sur [Tierslivre] y lire quelques textes de la compilation de la veille, ouvrir Le Monde, parcourir les titres, se mettre au boulot, écrire quelques messages privés du matin, noter des bricoles sur les carnets, les émotions qui viennent, les choses à écrire pour soi, le petit carnet noir, le moyen carnet noir, et les carnets du boulot, le rouge à spirales, les notes au jour le jour, quelques phrases sur la plateforme en ligne pour le cours à venir, quelques articles à lire, emails pro, jouer des registres d’écriture selon les interlocuteurs, utiliser •es pour marquer le féminin, juste pour ceux que ça agace, pour le reste, rester factuel et penser, non pas penser, avoir ça en tête, l’écriture qui ne se fait pas, qui est là, lettre au père, qu’on remet à trop tard, réponse immédiate à message qui s’affiche, croisements médias sociaux de plus en plus pro, fermer mail, partir pour cinq heures de cours, ne plus lire, ne plus écrire, parler, questionner, écouter, oublier l’heure, revenir au bureau, ouvrir les mails, WhatsApp, Snapchat, Twitter (compte perso et compte @vonarchimboldib), Facebook, y lire les mots du jour de Vinau, laisser une paire de commentaires, quelques coeurs, Messenger, « bonne journée papa, je t’aime », SMS ,Linkedin, Gmail, Blogger, attendre #37 poster #36 se demander quand pouvoir écrire

37 – « Tel était le pape que les fous venaient de se donner », Quasimodo, tu as donné ton nom à une revue perdue de vue, l’auto éditée Quasimodo, toi le laid, le borgne, le bossu, le boiteux, marqué au B., l’humain moqué qui m’a offert la rencontre avec la création, avec les revues, avec le do-it-yourself, Quasimodo mon amour, tu me manques, maintenant que je suis devenu fou, moi aussi, enfin, je te veux pour pape, viens sonner les cloches, viens dans ma mêlée, viens qu’on regarde Paris depuis les tours et qu’on s’y jette à notre tour, ne respectons plus les consignes, rions de ton rire hideux, saluons les corbeaux et « ceci tuera cela ».

38 – je rêve comme on note dans un carnet, par bribes, des images comme des mots griffonnés, alignées sans rime ni raison, les images ne riment pas, je rêve de mots aussi, entendus, échangés, oubliés, micro-réveil, page suivante, on recommence, les mots et les images s’enchaînent plage de sommeil après page, mon père aimait beaucoup Joe Dassin, il est sympa il disait, ça, ça se note dans un carnet, ça ne se rêve pas, ça s’entend dans la tête dès le réveil, pas besoin de relire, c’est l’Amérique

39 – Le secret, c’est la violence en soi, et la peur et la honte qu’on en a. Il y a le sexe aussi et la volonté de savoir ce qu’il en est, même si les deux ne sont pas liés ou pas toujours ou pas encore. Et puis la mort. Le sexe, la violence et la mort, ça fait un beau brelan au poker menteur de l’écriture. On peut s’y plonger, aligner les mots pour chasser la peur, effacer la honte, pour comprendre aussi. On invente des histoires qui n’auraient rien à voir. Tout au moins, c’est ce qu’on ferait croire mais au fond de soi on sait bien qu’on a écrit pour remplacer la violence par l’amour dans lequel la honte se dissout, même si les histoires ne sont pas des histoires d’amour, même si elles ne règlent pas les colères et les peurs tapies qui rongent, même si elles parlent de bien autre chose. Et on a beau raconter des histoires on ne peut pas savoir, on ne peut jamais savoir si les mots seront assez forts, un jour, pour chasser la peur que l’on a de soi, même s’ils sont sortis malgré soi, à force de stagner, expulsés par on ne sait quoi. Ce dont on ne peut parler est lié aux autres aussi, à leur regard qui se porte sur soi et se transforme dès lors qu’on écrit. Ce dont on ne peut parler vient de cette surveillance que l’on a apprise et qu’on exerce sur sa propre écriture, de peur d’être dévoilé ou accusé, mais de quoi ? « L’érection et le soleil scandalisent de même que le cadavre et I’obscurité des caves ».

40 – 555 conseils pour écrire à partir de petits riens

52 commentaires à propos de “carnets individuels | Philippe Liotard”

  1. J’aime toutes ces images qui se déroulent au travers de leurs négatifs: l’absence de toi, les ciels qui s’échappent et les trottoirs qui s’invitent là où on ne les attend pas

  2. il n’y a pas que le ciel qui cisaille au rayon (#05) l’écriture aussi (#06) nette et précise

  3. Ah c’était vous ce « personne d’autre que moi » profond et émouvant, je n’avais pas décrypté les initiales.
    Ici , ellipse, émotion derrière la première lecture burlesque mais ne s’agit-il pas d’une goutte au nez de pleurs… Le lecteur chemine dans ces traits.

  4. (des parents on s’éloigne toujours irrémédiablement -mais eux nous restent toujours proches aussi – quoi qu’on fasse – malgré tout) (avec toi) (merci de partager) (je me souviens de Philippe Caubère dans le rôle…)

  5. Très émue par l’ensemble de votre carnet, découvert aujourd’hui. La perte, l’idée de la dernière fois, les au revoir silencieux…
    Très largement souri à l’évocation du téléphone tombé dans le caveau!
    Merci pour tout cela.

  6. au sujet de #22
    À défaut de découvrir « La Toussaint » dans l’église, je vais aller de toute urgence à la librairie l’acheter. Merci

  7. je découvre seulement aujourd’hui.
    je n’en reviens pas.
    émotion dans chaque note.
    incroyable.
    merci.
    vraiment, merci du partage.

  8. Lecture de la compile du #28, m’accrochent, me touchent, le ton de votre texte, le rythme de sa phrase, et bien sûr les mots.

  9. je réponds peu à vos commentaires, ce n’est pas qu’ils me laissent indifférent, bien au contraire. J’en suis touché et surpris et je ne sais jamais trop quoi répondre (à part merci, bien sûr, ce que je ne dis pas, alors aujourd’hui, merci, parce que c’est beau tout ce que vous laissez, là, en quelques mots)