#histoire #04 | Et pourquoi tout ça

Tu ne sais pas trop pourquoi tu vas toujours t’asseoir sur le même bout de caillou pour voir la mer descendre. Pas vraiment confortable, pas non plus le plus sec de tous, mais toujours celui-là. Tu pourrais aussi essayer d’autres endroits, d’autres points de vue, mais non, toujours celui-là.

Tu ne sais pas trop pourquoi Neige ne voulait jamais rien sculpter d’autre que des cuillères, elle aurait pu sculpter des objets, orner de petites boîtes, faire de la déco, des jouets pour enfants, des petits animaux, des objets qu’elle aurait vendus au marché en plus de ses cuillères, mais non, justes des cuillères et toujours des cuillères. 

Tu ne sais pas trop pourquoi Josef a préféré Paimpol puis Lavrec, pourquoi il a choisi de rester ici, de ne plus voyager, de ne plus se déplacer en suivant les vieilles coques après Douarnenez et les chantiers du Guip, les invitations de Port Towsend et de la Chesapeake et des Anglais aussi.

Tu ne sais pas pourquoi Josef passait toujours sa main sur les morceaux de bois, il te donnait presque l’impression de faire davantage confiance à ses mains qu’à ses yeux, comme un chaton qui tète en pétrissant de ses pattes le ventre de sa mère. 

Tu ne sais pas pourquoi tu regardes toujours les gens qui regardent, leur regard, la direction, l’émotion, le profond ou le vernis, le vrai ou le pas vrai, le sombre, le mensonge ou la fuite

Tu ne sais pas pourquoi tu ne regrettes pas d’avoir laissé ton père vieillir et se débattre dans le délitement de sa mémoire et la perte de ses souvenirs.

Tu ne sais pas pourquoi tu regrettes d’avoir laissé ton père vieillir et se débattre dans le délitement de sa mémoire et la perte de ses souvenirs.

Tu ne sais pas pourquoi tu regardes l’eau descendre, toujours les mêmes cailloux, mais jamais la même eau, elle porte le même nom, l’endroit porte le même nom, mais pas une seule goutte d’eau ne sera au même endroit qu’elle ne l’était la veille. 

Tu ne sais pas pourquoi on donne le même nom à cette eau que tu vois, à cette rivière, ce détroit, ce passage, ce chenal alors que l’eau a changé, comme ce bateau refait, refait presque entièrement sans une planche d’origine, à peine le plomb de la quille et qui porte le même nom que le bateau d’origine.

Tu ne sais pas pourquoi tu dis que c’est chez toi quand tu as changé de chez toi tant de fois depuis ton départ de cette île qui est chez toi, mais que tu ne connais plus, que tu ne reconnaitrais plus où seulement par parties. Juste pour quelques noms, leur associer des formes, des couleurs, des odeurs, peut-être de vieux souvenirs qui ne se souviennent plus du tout de ton nom à toi.

Tu ne sais pas pourquoi tu as l’impression de reprendre une discussion interrompue la veille avec Mow, alors que ça fait deux ou trois ans que vous ne vous êtes pas vues et à peine parlé, puisque ni elle ni toi n’êtes des fans des coups de téléphone ou des messages juste pour pendre des nouvelles.

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.