#histoire #04 | Mauvignier, un roman de pourquoi

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#04 | Mauvignier, un roman de pourquoi

Reprenons : comment «l’histoire» peut-elle être en elle-même le «moteur» du livre à écrire ?

Point de départ : à la fin de La vie mode d’emploi de Perec, un «index» de 105 histoires racontées au cours des 99 chapitres du livre. Point d’enracinement commun : cet immeuble, dont on ne verra jamais l’extérieur. Et proposition #01 : partir d’un lieu géographique, trajet route hameau, point de croisement, rue ou lieu commercial et industriel, et y relier toutes les histoires, celles qu’on sait, celles qu’on suppose, celles qu’on imagine, en deux lignes ou trois maximum.

Et puis, proposition #02, choisir une de ces histoires (comme pour le lieu géographique, seulement une question d’intuition, ou bien sentiment de nécessité, même obscure, qui nous relie à ce lieu ou cette histoire), et installer des «témoins»: les locuteurs que convoque Koltès dans son Roberto Zucco ne racontent pas l’histoire, mais ils y ont but, épaisseur, regard, l’histoire d’un coup devient monde, et peuplé.

Au-delà de ces témoins: construire des silhouettes, démultiplier les présences, les visages — on a pris appui sur un texte singulier de Jean Echenoz: Vingt portraits de statues dans le jardin du Luxembourg et dans le sens des aiguilles d’une montre. On reste dans notre lieu, dans notre histoire, on l’arrête à un instant précis et on continue de démultiplier les personnages, qu’ils aient ou non affaire directement à notre histoire. C’était la proposition #03.

Ce qui devenait nécessaire, à cette étape, c’est de refaire ou reconstruire le lien, soit de ces «témoins», soit de ces «portraits» avec l’histoire en expansion.

Mais toujours selon un même axiome, rigide, contraint: ce n’est pas nous-même, auteur, ni non plus le narrateur ou la narratrice qui a pris charge de notre texte, qui va se charger de cette expansion. Mais bien les personnages même, ces portraits, ces lieux mêmes.

C’est funambule, impalpable et implacable. M’est venue dès cet instant cette idée du pourquoi, associé à une coupe comme «je n’ai pas compris». Pourquoi ceci, dit ou pense ou constate le personnage, je ne l’ai pas compris.

La démarche n’est donc pas partie de Laurent Mauvignier, mais c’est depuis cette question que j’ai rouvert des livres. Et La maison vide, de Laurent Mauvignier, s’est imposée comme irréversible: dans ce livre, tout récemment paru, 216 occurrences du mot pourquoi, lancinant, sériel, obsessif même. Mais toujours dans ce rôle de transfert, ou glissement : si j’écris le mot pourquoi, c’est le personnage qui va de lui-même à la rencontre de sa nuit (dans le précédent livre de Laurent, ses Histoires de la nuit, plus 200 occurrences du pourquoi aussi), et dans ce texte bref mais central, que nous avons plusieurs fois déjà traversé, son Ce que j’appelle oubli, le rôle des pourquoi comme instance d’un glissement, d’un transfert au sens fort, chaque pourquoi autorise le personnage de ce moment précis du récit (qui associe, pour cette phrase unique depuis un fait divers si banal, la victime y compris post-mortem, un des vigiles, ou un inspecteur de police, ou le procureur) à faire entrer dans le récit ce que lui seul peut percevoir, ou du moins autorise l’auteur à ouvrir sa phrase à ce que le personnage seul interroge.

Dans le doc joint (téléchargement via lien ci-dessus, ou dans la page sommaire du Patreon), des 216 occurrences de l’adverbe pourquoi dans La maison vide, j’ai laissé tomber les «pourquoi pas», et enlevé le c’est des expressions «c’est pourquoi», qui n’est plus ce glissement. Mais je vous propose 28 usages, chacun dans une nuance différente, du rôle du pourquoi dans la stratégie par laquelle à chaque instant le travail de Mauvignier c’est littéralement de découvrir ce que son livre doit lui dire, sans s’en charger lui-même, parce qu’il se tromperait, parce qu’il n’a pas les clés qu’ont chacun de ses personnages lorsque Mauvignier, par son pourquoi, ou une brève suite récurrente ou emboîtée de pourquoi, les autorise à dire leur nuit, leur manque, ce qu’eux-mêmes ne savent pas dire autrement que sous cette forme interrogative du pourquoi.

L’enjeu ou le défi pour nous: justement qu’on ne raconte pas l’histoire qui commence lentement à s’ébrouer sous nos trois premières propositions successives, mais qu’on lui ouvre un nouveau cercle concentrique, avec des énonciateurs démultipliés, juxtaposés ou additionnés, qui chacun va déployer ses propres pourquoi.

Texte qu’on peut laisser fragmenter, comme ces suites de pourquoi dans leur morceau de phrase emporté, que j’insère dans le doc joint, ou texte qu’on peut assembler en bloc compact, voire d’une seule phrase, et cette phrase continue pouvant d’ailleurs associer, comme dans Ce que j’appelle oubli, plusieurs énonciateurs distincts.

On avance à tâtons, mais voici un rouage décisif. Il ne s’en serait pas rendu compte, Laurent Mauvignier, de cet usage si particulier qui est le sien, pour descendre dans les strates profondes de ses personnages, lire ces entretiens recueillis dans Quelque chose d’absent qui me tourmente, non, ce n’est pas le genre maison — mais bien un rouage narratif central, pour que justement l’histoire fasse avancer le livre, au-delà ce qu’on en saurait faire et malgré nous.

Bonne écriture.

A propos de François Bon

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5 commentaires à propos de “#histoire #04 | Mauvignier, un roman de pourquoi”

  1. non, pas du tout cheville fixe comme dans le Lucy Ellmann, mais vraiment un glissement pour passer dans l’intérieur du personnage, en laissant le narrateur en arrière… ça m’a vraiment surpris la variété de rôle de ces «pourquoi» dans le livre de Laurent, selon comme la syntaxe les porte…

    • Ok, je comprends mieux ! Je suis dans les dernières 100 pages du roman, le premier pourquoi m’avait surprise, mais je n’ai pas du tout vu les autres. En revanche, ce qui me marque c’est toutes les modalisations, j’ai appelé ça ainsi parce que je ne sais pas trop comment le dire, mais le « glissement pour passer dans l’intérieur du perso » vient m’apporter un vrai éclairage à tout ça, merci !

      • c’est plus une sensation irrationnelle, mais son usage spécifique du pourquoi se retrouve aussi dans « ce que j’appelle oubli », c’était pour essayer de débusquer ça, bien curieux des textes qui vont nous parvenir !