La route se divise. En descendant, la station côtière liée au phare de Muckle Flugga, l’abri du canot, l’atelier de réparation, le plan incliné pour mettre le bateau à l’eau et le logement des marins en contrebas, au bord de la route. Pour me repérer avant d’arriver on m’a surtout dit de suivre la direction de la grande maison blanche sur la colline d’en face, mais en continuant tout droit à la patte d’oie pour arriver sur une grande esplanade, les parcs pour laver les moutons et le portail pour entrer dans la réserve. Je me gare là, j’y suis. Par le portail j’entre chez les oiseaux, nettoyer ses chaussures, ne pas emmener la grippe aviaire ou d’autres maladies, c’est une nurserie, une maternité. J’y vais à pied, doucement, sans faire de bruit pour ne pas les déranger. Déjà plusieurs ailes dans le ciel, mon cœur bat comme celui d’un oisillon, aller voir pour de vrai, pas seulement en photo des nids de fous de Bassan, des terriers de macareux. Parfois quand le vent tourne, je sens l’odeur des fientes. Comme j’envie les gens qui vivent là-bas dans cette grande maison blanche, si près de ce paradis.
Moi qui ne sais pas conduire, je m’imagine parfois au volant d’une large et longue voiture toute décapotable, rouge de carrosserie et les sièges en cuir blanc, aux côtés d’un jeune homme encore plus beau qu’un dieu, un danseur, avec des mains fines et blanches sans aucune cicatrice ni trace de goudron, ses cheveux comme des vagues dans le vent de la vitesse, sa tête posée, abandonnée sur mon épaule, on roule vite sur la route de la station du phare, et il n’y a pas de vent et pas d’oiseaux qui hurlent et le soleil se lève sur la mer rose orange, même si l’est est ailleurs, derrière la bergerie, le soleil nous réchauffe et j’arrête la voiture sur la petite route du haut, on voit toute la baie et la grande maison blanche, on ne regarde pas ma petite cahute pâle d’ouvrier et de marin qui fait un renflement dans le long mur d’enceinte, le hangar à bateaux et le petit atelier en haut de la descente du plan incliné, on regarde juste la grande maison blanche et je serais chez moi pour y vivre comme un lord et pas seulement pour l’entretien le jour, mais toute la nuit aussi, mais surtout avec qui j’aurais choisi de vivre. Quoi qu’ils en pensent, quoi qu’ils en disent et quoi qu’ils fassent.
Hum. Une île sans arbres. De l’eau de mer autant qu’il faut, du vent plus qu’il n’en faut, des baies bien abritées, et pas de bois pour les bateaux. Une île sans bateaux ? une prison ? Faire venir le bois par bateau pour construire des bateaux ? Pourtant il y a le hangar, le plan incliné, l’atelier, mais pas de stock de bois. Pour les grandes maisons en haut des collines, pour toutes les peintures blanches, il y avait du monde, mais pas de bateaux, ça quand même, pour une île, pas de bateaux à soi, juste les bateaux des autres, quand même. Ben moi j’aimerais pas, mais alors pas du tout.
Et vous verrez, la vue est exceptionnelle. Cette maison a été construite pour les familles et tout le support technique de ceux qui étaient sur le phare, le phare qui est juste à la sortie de la baie, un phare magnifique, construit en 1855 par Thomas et David Stevenson, oui, le même Stevenson que l’écrivain de l’île au trésor, Thomas Stevenson était son père. D’ailleurs on raconte que c’est en voyant l’île de Muckle Flugga qu’il aurait eu l’idée de l’île au trésor. Un lieu d’une immense richesse. Le bâtiment est d’ailleurs classé monument remarquable, mais les contraintes sont très légères et elles concernent presque exclusivement l’aspect extérieur, la couleur blanche pour les murs, presque rien. Pour en faire un lieu d’accueil, un gîte haut de gamme, une résidence de prestige, l’endroit est idéal. La vue sur la baie est époustouflante, la réserve des oiseaux marins juste en face vous assure que personne ne construira sur la colline opposée, un détail appréciable lorsqu’on aspire au calme et à la tranquillité. En contrebas, la petite maison intégrée dans l’enceinte est celle du gardien, anciennement celle du marin chargé des trajets vers le phare et de l’entretien de la maison, plus bas, un hangar à bateau et une rampe inclinée pour accéder facilement à un plan d’eau abrité, idéal pour une sortie en mer ou une partie de pêche.
Pose ton vélo doucement, faut pas qu’on se fasse repérer. D’ici ils ne peuvent pas nous voir, mais ensuite on va descendre juste sous leurs fenêtres, quand je te ferai signe comme ça, faudra te baisser, y’a tellement de fenêtres dans cette baraque… Faut courir jusqu’au hangar à bateaux, là on sera à l’abri. Ensuite y’a encore un peu à marcher dans les cailloux avant d’arriver aux nids, mais on ne peut plus nous voir depuis là-haut, juste nous entendre si on fait trop de bruit. Les oiseaux crieront quand on s’approchera des nids, mais ça ils s’en foutent là-haut, des oiseaux, on sera bien tranquille une fois derrière les rochers.
Je n’ai jamais osé y retourner. Peut-être pour ne pas abimer les souvenirs que j’ai de l’endroit, de mon grand-père. C’est lui qui m’a donné le goût des bateaux, des bateaux en bois, du travail du bois. Je l’ai toujours connu vivant seul, ma grand-mère n’est restée là qu’une année, le temps de donner naissance à deux jumeaux, mon père et mon oncle, puis elle est partie et on n’a jamais su où. On a jamais cherché à savoir non plus. Je n’ai compris que plus tard dans les petites histoires des soirs de beuveries, les sous-entendus, que mon grand-père aimait les hommes, c’est pour ça qu’il est parti, qu’il est allé vivre à Glasgow, on ne voulait plus de lui ici. Il n’est revenu que quand les chantiers navals n’ont plus voulu de lui non plus. C’est une tante qui s’est occupée de mon père et mon oncle, dont tout le monde murmurait, la main en paravent, qu’ils ressemblaient drôlement au chef des gardiens de phare, les jumeaux. Alors pour mon père, acheter la grande maison en plus de la bicoque héritée du père, c’était son rêve, son seul but. Il l’a eu d’ailleurs. Les affaires, même les affaires pas très nettes, il était doué pour ça mon père, pour raconter des histoires. Et les gens y croyaient. Il a vendu et acheté des terrains toute sa vie, des terrains, des moutons, des voitures, des choses qui étaient presque toujours à lui. Il achetait, il revendait. Et finalement il l’a eue la grande maison blanche au-dessus de la bicoque du père, du hangar à bateaux et du plan incliné. Il a vendu des terres pour faire la réserve des oiseaux, il a acheté puis vendu des terres pour faire le terminal pétrolier à côté de sa maison de Toft. Il est mort riche mon père, même si à la fin il ne se souvenait même plus de ça, de la grande maison blanche qui était sa maison.