#histoire #06 | Déjà-vous (2)

  1. Avant même de sortir de la gare, dans les bribes de conversations des voyageurs rassemblant leurs affaires pour aller s’entasser trop tôt dans l’escalier comme si cela avait assez duré ou que la porte n’allait nous laisser qu’un passage de quelques secondes pour gagner le quai, déjà j’entendais quelque chose d’indubitablement familier. Pas un accent, non, rien d’aussi franchement reconnaissable… Quelque chose de mon âge, dans l’âge de cette compagnie de corridor, pas dans le chiffre de mes années, pas une promotion de conscrits, plutôt un environnement générationnel, mais là encore c’est aller un peu vite en besogne et je ne dis rien de ce qui se passait — sous mes yeux davantage qu’en moi-même —. Dans les coupes de cheveux soignées, les chaussures solides, les vêtements chauds pour l’automne retors — qui sévit dans les montagnes en mauvais plaisantin, en petit diable adorable et épuisant —, jusque dans la tranquillité des phrases, je reconnaissais que j’étais revenue non seulement au lieu, mais au temps, à tous les temps de ce pays qui se sont agrégés en moi depuis l’enfance. Mais c’est en approchant du centre-ville, sur le point de traverser une première fois la Leysse, quelques minutes plus tard à peine, qu’une voiture a ralenti et, baissant la vitre, le conducteur m’a lancé : « N’insistez pas, madame, je n’ai pas le temps de vous parler » avant de continuer sa route et l’échange, si bref, n’a pas permis que son visage démente la jeunesse de sa voix, de sa voix autrefois bien-aimée et pour toujours, je le constatai alors. J’ai hésité, une seconde, à ouvrir la porte et à monter en passagère, mais l’infime indication du contraire — léger mouvement du buste d’un danseur de tango — a suffi à le faire filer. Ce qui avait commencé à la manière floue de ces longues brumes que l’octobre attache en mèches flottantes aux flancs des montagnes — rubans de fête aux harnais des chevaux —, cette impression vaporeuse des alentours, le timide bégaiement d’un déjà-vu, s’est trouvé catalysé en lame par cette voix d’un autre temps et si semblable à celui-ci — l’automne déjà, la ville déjà, et ces mêmes personnages qui se croisent sans forcément s’arrêter puisqu’un autre rendez-vous préexiste entre eux, à la vie à la mort —. Dès lors, dans les rues, les boutiques, au café où je m’arrête à chaque retour, sans y avoir d’autre attache que cette récente habitude, chaque personne croisée est une personne de connaissance, perdue de vue, oubliée, mais dont le visage plus âgé me dit ce même quelque chose. Je m’attends à être reconnue à chaque fois et je crois que je le suis, comme une qui a été d’ici, qui a été ici et qui ressemble à d’autres, à toutes les étrangères familières.  Quelque chose perdure. Le déjà-vu est passé au carré. Un petit garçon délicatement roux s’approche de la terrasse mouillée avec son grand-père qui peine à trouver l’entrée, il dit : « On s’est trompé de porte ». Puis, assis, les pieds dans le vide devant un lait-fraise : « Le manège, y marche plus ». Et j’entends, enfin, que cette incessante lecture du présent qui fait toute l’occupation de l’enfance est une pratique de la langue, une répétition, un entraînement à l’exercice impossible de dire le monde avec des mots. Ce qui en est affiché, — et quel profond mystère déjà que la frontière transparente de la vitrine qui laisse voir l’intérieur du café, vide presque à cette heure, n’était deux esseulés par habitude, et le reflet du manège à l’arrêt, couvert d’une bâche à l’image des chevaux de bois qu’elle dissimule à l’avidité de l’enfant… — et ce qui est plus encore impossible encore à dire : ce qui traverse et dont la fugacité nous ravage et nous enchante d’un même coup.

  2. En traversant la Leysse une seconde fois, par le Pont de Serbie dont je ne me souvenais pas avoir jamais su le nom et qui pourtant semblait le frère de celui qui, à Sofia, mène vers cet hôtel dans la dernière ligne droite de la gare, mais sans les quatre lions qui ornent fièrement les angles du pont bulgare, bien qu’il n’enjambe lui aussi qu’une rivière et non un fleuve, je suis arrêtée net par la rutilance de la vigne folle qui explose çà et là dans le vert saturé des berges flanquant l’eau grise et rapide des pluies des derniers jours. Il y a, dans un carton qui ne s’est pas complètement perdu, un cahier où une expérience semblable est transcrite, maladroitement. Expérience — c’est le mot juste, et il apparaît dans toute sa graphie, écrit comme sur une étiquette, l’étiquette du fameux cahier aux maladresses, avec la même encre délavée et les lettres rondes à peine dégourdies de l’enfance — expérience, oui, dont la ville, l’automne et moi-même sont les invariants — et aussi cette voix de jeune homme par la fenêtre de la voiture d’un homme mur à présent, pareille à cette vigne sans fruit, cette voix pure, mais gaie et craquante, un feu de brindilles sèches, et qui marche avec moi depuis que je suis de retour —. Le temps est frais et doux, tout ensemble. De l’air froid qu’on devine aux lointains sommets blancs, seule l’acuité nous parvient et de la moindre feuille aux montagnes alentour, le dessin de chaque chose se détache de son fond. Ainsi aiguisés, nos yeux peuvent sans peur s’ouvrir en grand pour voir profondément. Dans le cahier, un moment d’automne dans le parc a été noté. Est-ce uniquement grâce à cela que le jaune m’en est resté en mémoire, plus important que tout ce qui a pu se passer dans la ville durant cette année-là et par la suite, contaminant les souvenirs de chaque retour ? J’ai marché depuis la gare et la ville telle qu’elle était m’apparaissait aussi clairement que ses mutations successives et la permanence de ses pierres dans leurs tentatives de répondre aux montagnes environnantes par leurs édifices, beaux ou laids, irrémédiablement fragiles. J’ai laissé le jaune du parc de la jeunesse derrière moi, en une longue traîne de feuilles, et je suis arrivée au brasillement sauvage du rouge qui n’existe qu’avec ce vert, presque fluorescent malgré le ciel plombé. Les couleurs n’ont plus besoin de lumière. C’est une conversation qu’il faudrait avoir avec un éclairagiste, mais comment dire qu’il y a plus d’amour sur ces berges que dans toute ma vie ?

(…)

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

4 commentaires à propos de “#histoire #06 | Déjà-vous (2)”

  1. De très belles choses évoquées, éprouvées comme « la tranquillité des phrases » ou « le bégaiement d’un déjà-vu » ou « incessante lecture du présent qui fait toute l’occupation de l’enfance ».
    Et
    Justesse du déplacement de soi lors de ce retour qui dit l’appartenance de manière si sensible. Merci

    J’en profite aussi pour te remercier de la découverte des  » Sept rêves avec Proust ». Une merveille.

  2. Je déambule dans tes phrases comme une balade en pleine nuit (qu’il est quand je te lis). Connais pas l’histoire, ne sais rien d’où l’on vient et où on va, mais je sens la fraîcheur de la nuit m’envahir.

    • Merci de ce vol de nuit. Ce pourrait être un bon exercice : transposer ce qui est du jour vers la nuit et vice-versa… Enfin, il y avait beaucoup à retoucher dans le 2e paragraphe, merci pour ta patience. Faute d’arriver à me débarrasser de mon goût pour l’élégance, j’essaie de le travailler dans de longues phrases, où je perds facilement les lecteurs aventureux. Heureusement que tu auras pu dormir une heure de plus.