Il voit, dansant dans le rai de soleil qui filtre entre les lourds rideaux noirs de la salle de classe, des myriades de mondes minuscules. Il y voit de toutes petites choses, des brins qui tournent, des lentilles de lumière qui s’élèvent. Ailleurs, il fait sombre. Cela sent la cire, la poussière et le formol. Il devrait regarder sa copie et se pencher sur sa composition de sciences naturelles, mais il rêve. Il est devenu un être minuscule dansant dans la lumière…
Il voit le sans-abri. Une silhouette grise dans le gris du petit matin. Comme tous les matins, son biclou est appuyé contre le trottoir, à l’angle de 79 et York. Comme tous les matins, il est là, avec son chien, espérant la charité, quelques pièces. Mais ce matin, il tousse encore plus, une toux qui lui déchire les poumons. Le chien, attaché par une ficelle au vélo, lève la tête vers son maître. Il devine l’inquiétude dans le regard de l’animal.
Il voit les anges musiciens juchés sur le chevet de la cathédrale. Les statues semblent les regarder à travers la fenêtre de la chambre. Il est allongé, nu sur le lit, à ses côtés après l’amour. Il est heureux.
Il voit une petite vieille penchée vers les pavés, qui traverse la place immense à petits, tout petits pas précautionneux, une sorte de cabas en plastique à la main. Elle s’arrête au centre de la place, pose son sac, y pioche des miettes de pain qu’elle jette par poignées aux pigeons arrivés avant même qu’elle ait posé son cabas. Et voici qu’elle écarte les bras et que les oiseaux viennent s’y poser. Gilles est assis près de lui, à cette table de café sous l’une des arcades, et le monde leur appartient.
Il voit à contre-jour Gilles debout sur une planche de surf. Il ne voit que sa silhouette. Le soleil joue dans les embruns dont la brime de gouttelettes forme une sorte d’auréole autour de ce corps musclé qui se joue des vagues, qui roule et tangue et jamais ne tombe. Il ferme les yeux et il revoit cette silhouette si parfaite, cette merveille de la nature que la nature a détruite.
Il voit une affiche derrière le médecin qui lui parle. Elle recommande… tests ou vaccination, il n’en sait rien. Il ne voit que les yeux de l’homme qui a posé pour cette publicité. Cet homme qui a les yeux verts de Gilles. Gilles dont le médecin est en train de lui annoncer la mort prochaine Il ne peut détacher son regard de ces yeux verts qui lui semblent plonger dans le cœur.
Il voit ces couloirs blancs qu’il suit encore une fois, mais aujourd’hui il se dirige vers cette chambre si froide du rez-de-chaussée, ce lieu qui s’ouvre vers l’extérieur, vers le véhicule noir qui transportera le corps glacé de Gilles et qu’il suivra jusqu’au crématorium.
Il voit mais c’est un rêve ce qu’il voit. Il sait que c’est un rêve ce fleuve en contre-bas, qui coule entre deux rivages escarpés. Un fleuve bleu, mais d’un bleu étincelant, un bleu impossible qui tire un peu vers le vert, comme s’il coulait d’un tableau de Patinir. Le fleuve s’écoule, rapide. Sa surface est ocellée et brillante comme la peau d’un serpent. En son milieu, une île allongée, de la forme d’une amande et blonde comme sa coquille. Mais ce n’est pas vraiment une île, plutôt une construction comme un château de sable jailli de l’eau que le fleuve enserre de ses bras. Il se tient debout, et regarde l’île qui est en bas. Il est debout, sur la rive gauche du fleuve, il voit l’île juste à ses pieds. Il sait qu’ils vont embarquer tous les deux, vers l’île qui paraît si petite sous la formidable muraille qui la domine. Une muraille d’un bel ocre, couleur d’orange, plus rouge vers le bas et presque noire à sa base. Ils ont traversé, ils sont entrés dans le palais construit sur l’île, il croit avoir bu il ne sait plus un thé peut-être il l’a accompagné jusqu’au mur où s’ouvre une porte. Il sait qu’il doit rester dans cette pièce, que seul son compagnon peut passer la porte, qu’il doit la franchir seul. Il est revenu sur le plateau et ne voit plus que la falaise de l’autre rive, devenue toute noire.