# histoire # 07 | Ce que voit Frania

Elle voit s’éloigner les dernières maisons de Cracovie. Ce n’est pas encore la nuit. Pourtant de sombres reflets hantent la Vistule et les rumeurs s’infiltrent dans les venelles, dans l’université, dans la famille chaleureuse et inquiète qu’elle quitte à regret. Elle s’arrête pour jeter un dernier coup d’œil sur les flèches dorées qui émergent autant de la ville que de ses souvenirs d’enfant. Mais une sirène hurle depuis la place centrale. Il est temps de partir.

Elle voit l’Adriatique depuis le port de Trieste. Il fait doux et en regardant les lieux de la convergence, au rendez-vous des bateaux et des pavillons, elle se dit qu’il est encore temps de mener à bien ses projets d’étudiante, avec le petit groupe qui croit aux nouvelles théories du changement malgré la menace plus précise. Ensemble, on voit l’histoire que n’ont pas encore engloutie les monstres. Ici, sur une terre irrédente, en regardant la mer, elle devine sa vie.

Dans le Café Central de Vienne, elle voit passer ceux qu’elle reconnait ou croit reconnaitre. Il fait presque nuit mais les lustres lourds font encore le poids et leurs flammèches crépusculaires éclairent les conciliabules des habitués. Elle voit Sigmund avaler lentement une boisson chaude, sait qu’Alfred et Léon se sont attablés là. Elle voit quelques couples volubiles traverser la place et pas encore beaucoup d’uniformes. Elle voit ce qui la rassure.

A perte de vue, elle voit les escarpements de la terre encore sous mandat : près du désert elle est venue avec les autres casser des cailloux, participer aux travaux de construction des premiers villages. Elle voit bien qu’elle n’est pas la seule : même les poètes viennent voir ce qui se passe. Elle continue son chemin après avoir travaillé là, pour voir et pour savoir.

Elle voit ce à quoi correspond « l’Avenir social » à travers les visages des enfants accueillis dans l’orphelinat de la Villette-aux-Aulnes. Elle voit qu’il y a du renfort : pendant le Front Populaire, artisans et ouvriers travaillent bénévolement à l’amélioration des lieux. Elle voit bien que les temps changent, et que dans peu de temps, rien ne sera plus comme avant. Jusqu’où iront-ils ? Elle ne voit pas.

Elle voit la rue des Beaux-Arts où son amie Peggy a son appartement et une double vie : épouse rangée sur un versant, résistante sur l’autre, transmettant des courriers brûlants et cachant des enfants traqués. Elle se voit parler de faux-papiers avec l’amie du réseau tout en prenant, mains tremblantes, le thé avec elle, rue des Beaux-Arts.

Ligne directrice : elle voit depuis son bureau du premier, ses protégés courir vers la place de la gare pour attraper le Refoulons qui les mènera aux écoles d’en bas. Elle voit dans leur précipitation qu’à Montmorency ils pourront de nouveau apprendre à vivre, même si la révolte parfois les submerge et leur fait casser les vitres à l’étage.

Elle voit la porte qui donne sur les archives dans la petite mairie d’Habère-Lullin. Le secrétaire de mairie a dit qu’il allait mettre à la disposition des enfants en vacances des documents sur l’économie montagnarde, sur l’histoire récente et aussi une histoire locale de fillette rejetée car étrangère par la communauté villageoise. Elle voit ce que tout ça représente.

Elle voit mal le grand amphithéâtre de la Sorbonne dans lequel elle s’installe en tremblant définitivement. Elle voit autour d’elle d’éminents historiens, des étudiants, des journalistes spécialisés, réunis pour cette circonstance exceptionnelle. Elle voit son fils unique — rescapé car caché enfant par Simone, la troisième des héroïnes discrètes— se lever, ajuster ses lunettes et présenter le fruit de son travail sur la Collaboration.

Le soir tombe sur les Champeaux, là-haut. Elle sait qu’elle ne pourra bientôt plus créer les ricochets de son infatigable réflexion dans le sillage des enfants fragiles. Ceux qui lançaient des cailloux dans les vitres de la Maison, et ceux d’après, dans la mare des Champeaux. Elle voit à peine les contours de l’histoire, la fenêtre de sa chambre. C’est trop fatigant. Elle va s’endormir. Elle ferme les yeux.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

Une réponse à “# histoire # 07 | Ce que voit Frania”

  1. Intéressante cette construction récurrente qui part de l’élément visuel pour se terminer sur le ressenti, avec un vision parcelle, floue ce qui apporte de l’incertitude et du mystère.
    Je me suis demandé, qu’est-ce que « trembler définitivement » ?
    (et j’ai appris un mot)

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