ACTE 1 : Je suis de retour
Fenêtres allumées. Traversée d’un jardinet au cœur d’une cité. Tête en arrière tendue vers le lointain balcon du treizième étage. Mes pieds avancent seuls. Quelques ombres fuyantes longent les recoins en cette fin de journée d’hiver. Me souvient ces silhouettes des caves où enfant je jouais à cache-cache. Derrière les poubelles, le moindre bruissement me tenait le cœur en haleine. Je désirais cette peur. Des tuyauteries au loin dans la lumière blafarde des néons, se muaient en robots menaçants ou chevaliers à l’épée sortie d’un fourreau.
L’entrée de l’immeuble a l’odeur acre de produits d’entretien recouvrant la poussière incrustée. Combien de gens vivent encore là, ou, comme moi n’y vivent plus depuis longtemps ? J’entends le tohu-bohu des allers-retours de ces honnêtes gens, spectres encore vivants, quidams d’habitants, plombiers, serruriers, livreurs, personnels infirmiers.
ACTE 2 : Je suis de retour. N’en reviens pas.
Je cohabite dans la cabine d’ascenseur avec une femme middle age, qui en entrant, fait rouler adroitement son caddy en marche arrière, puis se tourne vers la porte en vue d’en ressortir au plus vite. De sa main libre, elle presse le bouton transparent du troisième – lequel je remarque, est creusé telle une marche d’escalier vieillie à force de pas altiers ou fatigués. De l’autre main, elle tient fermement son chien en laisse : « Assis Chausson » lui chuchote-t-elle, tandis que l’habitacle commence son ascension. La queue basse, Chausson aboie avec hargne et me fixe de ses sales petits yeux enfouis dans sa frange ridicule. « Assis Chausson ! Assis ! » répète la dame d’une voix qui fait mine d’aimer sa bête. Il s’assoit, me regarde de plus belle, gronde, se relève. Se demande-t-il cet animal quasi étranglé, qui je suis ? Sent-il dégouliner de ma grande carcasse, ces gouttes de sueur coupables ? La lumière blanche de l’ascenseur, clignote dans le miroir et mon visage froid et maladif s’y fragmente. A mes oreilles, frottements sourds à chaque alternance de murs et de portes, grincements vertigineux de câbles pendus dessous la cabine.
Epaule gauche plaquée contre le miroir du fond – me tenir debout coûte que coûte. Reflet peu glorieux de ma détresse noyée. Je lance un œil charbonneux sur mon portable, de l’autre observe avec mélancolie les quelques tiges de fenouil qui débordent du caddy de la dame middle age. Pourrait-elle aimer la vieille recette de ma mère ? Je me retiens de la lui souffler, une intimité qui n’aurait pas lieu d’être dans ce carré ridicule avec ce cabot au bord de la crise de nerf. L’ascenseur arrête sa course au troisième comme prévu. Sans se retourner, la dame pousse la porte puis son caddy – cette fois vers l’avant – murmure un « bonsoir » sans relief, puis invective à nouveau le Chausson suffoquant d’un : « Allez, on y va ! ». La porte se referme en grinçant. Le clébard remue de la queue.
Combien de frôlements sans rencontres, de brefs dos à dos dans l’ordinaire de nos vies ? Quel florilège d’aboiements étouffés, de murmures tourmentés dans les coulisses de nos cœurs et de nos ventres.
ACTE 3 : Je suis de retour. N’en reviens pas. Sur l’autre rive.
Je reste là pantois, terrifié d’appuyer sur le bouton translucide du numéro 13, étage perché au sommet de l’immeuble. Retrouvailles suspendues, mes amours aux oubliettes, mon cœur morne météo. L’ascenseur astiqué repart sans que j’en décide. S’arrêtera -t-il en chemin ? Odeurs de paliers par petites vaguelettes. Je tente d’en deviner les épices, mais oublie vite. Le go up se poursuit. Panique. Appuyer sur le bouton alarme ?
Opacité, images floues tout à coup. Je sombre. L’ascenseur monte, descend. Le périmètre devient cellule, grincement, cliquetis de clefs, bruits sourds de portes qui se ferment une à une, matons qui aboient. J’ai peur. J’étouffe. Le bouton 13 a tourné au rouge sang. Dans le miroir, champs et contre champ, je chute, me tords. Recroquevillé en boule farouche, mon grand corps. A chaque seconde, ça explose. Lueurs obscures. Epiphanie glaciale, brûlante, un hier dépassé dans le creux d’un demain arraché.
Epilogue : Une tragédie en trois temps imparfaits.
Monsieur, Monsieur… Je ne comprends pas. J’ai pourtant fait le nécessaire. Monsieur, Monsieur, vous avez mal quelque part ? Les pompiers vont arriver… Parlez-moi, je vous en prie. Vous alliez à quel étage ? … Monsieur, Monsieur… Je suis vraiment désolé.
La lumière s’éteint. Le gardien affaissé sur le sol du palier de la cave, visage plaqué contre la porte éclatée de l’ascenseur, attend les secours. Des habitants tambourinent, l’appellent de là-haut. Il reconnait ces voix, celles du 13ième. A mal à ses entrailles.