#histoire #08 | sauterelles

Je suis revenue. Je ne sais comment je suis arrivée là, je n’ai nul souvenir d’avoir tourné à l’embranchement, je n’ai pas le souvenir d’avoir longé la ferme, d’avoir passé le virage, pas vu si des douilles vertes, rouges et bleues au culot doré comme des confettis oubliés illuminaient le gravier, je n’ai pas le souvenir d’avoir longé les prés, celui des scouts, et le tout près, celui où l’on installait une couverture grise aux franges bleutées, qui formait comme un bateau dans cette mer de vert où j’observais les sauterelles, les effleurais du doigt pour les regarder bondir, les mantes religieuses, femelles puissantes, dangereuses, qui avalaient leurs maris, je n’ai pas vu la maison de madame Caminade ni ses clapiers, et pourtant, le portillon est là, et mes mains retrouvent le geste, le loquet placé à l’intérieur, sa résistance, la saccade nécessaire pour le pousser et le parfum du lilas. 
La porte de la remise est fermée. Je monte l’escalier en béton, sens sous ma main la fraîcheur du fer de la rampe. Ma tête est à hauteur de la fenêtre de la cuisine, la vitre est fermée, la cage des canaris est posée sur le rebord, à la prochaine marche mon regard fera irruption dans la pièce, la porte d’entrée est ouverte, j’entends le balancement des lanières du rideau en plastique, je n’ose pas avancer. La télé n’est pas allumée. Aucun son ne vient de l’intérieur. Sont-ils déjà attablés? Chacun avec son étui à serviette posé devant l’assiette, des bleuets brodés pour elle, un rossignol sur une branches de cerisier pour lui? Lui avec son gilet en laine gris aux boutonnières étirées au sommet du ventre, le pantalon ample, les pantoufles ajourées, elle aux épaules rentrées, à la tête baissée, aux yeux baissés, au tablier bien attaché, aux cheveux attachés, bien rangés sous le filet? Je grimpe les quatre dernières marches tel un Sioux plié en deux, arrive devant la porte ouverte, les rideaux me protègent. Je n’ose entrer. Seront-ils là? 

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