
Aujourd’hui… aujourd’hui, je suis devant la porte d’entrée de l’immeuble, devant le digicode. Je n’ai pas besoin de vérifier. Ce code, je le connais par cœur : 12A75, comme douzième arrondissement de Paris. Je suis venu ici bien souvent, depuis… cela fait déjà si longtemps, depuis le siècle dernier, quand nous étions, et jeunes, et beaux, et prêts à toutes les folies, à faire toutes les folies de nos corps. Quand nous étions vivants. Quand nous luttions. Aujourd’hui, je me sens vieux. Seul. J’ai gardé les clés de l’appartement. Sa fille m’a déclaré d’un ton sec qu’elle ne souhaitait pas s’occuper des affaires de son père. Qu’elle me serait reconnaissante, oui elle a dit « reconnaissante », elle a articulé ce mot avec une petite moue de dégoût… donc, si je voulais bien m’en occuper, c’est-à-dire débarrasser. Elle n’ a pas osé dire « débarrasser », mais c’est bien ce que signifiait cette espèce de rictus : débarrassez-moi de tout ça, de cet héritage dégoûtant… Pas des murs de l’appartement, par contre. Elle a décidé de vendre, m’a-t-elle annoncé. Ben oui, faut profiter de l’argent, quand même ! elle n’en est pas au point de refuser l’héritage, fût-il celui d’un vieux… mais elle a été trop bien élevée par sa si respectable famille pour prononcer le mot. Elle ne prononce pas certains mots. Il ne faut pas donner de réalité aux choses qu’on veut ignorer. Comme elle refuse d’entendre que Gilles, son père, était depuis dix ans mon mari. Débarrassez, c’est aussi débarrassez-moi le plancher ! videz l’appartement de tous vos souvenirs écœurants et que je ne vous voie plus. Sauf s’il s’agit de me demander de vider l’appartement de son père. Aurait-elle peur de ce qu’elle pourrait y découvrir ? est-elle de celles et ceux qui ont préféré dire que leur père est mort, plutôt que de reconnaître qu’il était homosexuel ? Bah! que m’importe ! elle m’a laissé les clés et la tâche d’exécuteur testamentaire. Elle a refusé de venir chez nous et insisté pour me rencontrer chez le notaire. Surtout, ne pas établir de liens. Je suis peut-être contagieux, allez savoir ! Pourtant je me dis que si je retrouve des photos d’elle petite, ce genre de souvenirs, je les lui déposerai chez le notaire. À elle de décider ce qu’elle en fera.
Me voici dans l’escalier de bois blond si bien ciré. L’appartement de Gilles est au premier. Il a toujours voulu le garder. « Sa tanière, disait-il. Un refuge, tu comprends, sait-on jamais ? ». Nous avions emménagé ensemble avant de nous marier, mais il tenait à conserver ce lieu à lui. Une « chambre à soi ». Il s’y enfermait de temps à autre, dans la journée. Il est revenu y habiter deux semaines avant de retourner à l’hôpital dont il n’est plus sorti. L’infirmière passait le voir quotidiennement pour les soins. Moi aussi. On buvait un ou deux verres de Sancerre et il fumait. Mais il s’était entêté à y dormir seul. Sauf les nuits où il m’appelait. Vers trois heures du matin. L’heure des angoisses. Je ne dormais pas non plus, de toute façon. Alors je ressortais dans la nuit, je marchais dans les rues blafardes. Les mêmes rues du bout de la nuit quand nous sortions d’une fête et que nous rentrions à pied, enlacés, amoureux… Je le retrouvais terrifié, comme un enfant dans ce lit trop grand. Je le berçais jusqu’à ce qu’il s’endorme. Au matin, il voulait que je parte. La nuit suivante, il m’appelait, à nouveau, aux petites heures blêmes de la nuit. Il n’a jamais voulu me dire ce qu’il faisait seul dans cet appartement, à part un « J’ai des choses à mettre en ordre ! » sec et sans appel.
Je suis derrière la porte, une belle porte de bois verni. Il est inutile que je frappe, il n’y a plus personne pour me répondre. Ce qui restait de son corps est parti en cendres, semé sur la pelouse du Père-Lachaise. Sa fille n’est pas venue. Ni personne de sa famille. Juste les amis, ceux qui ont survécu. On a écouté l’andante d’un quatuor de Mozart grâce à Serge qui avait apporté une enceinte. Un oiseau est venu se percher sur l’arbre et s’est mis à siffler, en accord avec la musique. C’était magique.
Je vais ouvrir. Je sais que derrière la porte, après l’entrée, à gauche, sur la table du salon, restent les paquets de compresses, d’ampoules et de bandes. Des bouteilles vides de Sancerre, aussi. Une odeur de tabac froid.
Au fond, derrière la porte de « sa chambre à lui », l’armoire, le bureau et ses tiroirs. Peut-être vides. Ou, au contraire, emplis de photos, de carnets et de secrets ? Je le saurai, si j’ouvre les portes et les tiroirs.
Il y a quatre clés. Une pour la serrure et une pour le verrou de la porte d’entrée. Je ne suis plus vraiment certain de vouloir découvrir ce qu’ouvrent les deux autres.
Je n’ai pas lu les textes précédents, ne sais s’il s’agit d’une suite, mais voulais vous dire qu’elle y est ici l’histoire, qu’on est là avec ce je dans l’escalier, devant la porte, dans cette hésitation à la pousser, dans cette attente. Merci pour ce texte.
Merci Betty! Oui, c’est bien une suite. Ce personnage m’est venu à partir de #3. Je l’ai appelé Jean-Louis. Et il s’est en quelque sorte imposé en #6 (l’une des promenades) et en #7 (« Il voit…).
Cet atelier est formidable!
J’ai eu peu de disponibilités ces dernières semaines, mais je vais aller lire et commenter vos écrits dès que possible, promis!
« Il ne faut pas donner de réalité aux choses qu’on veut ignorer » un beau texte, il donne envie de comprendre, de savoir la suite.