
Quelque part entre Paris et Lille
Le train rattrape et avale voitures et camions qui roulent sur l’autoroute à droite de la voie ferrée. Pourtant, je n’ai pas l’impression d’aller si vite. On ne ressent pas vraiment la vitesse dans ce qu’on appelle pourtant un train à grande vitesse. Pas de vibrations, ni de bruit particulier. Seul l’affichage indique la vitesse du train. Je devrais mettre à peine plus d’une heure pour faire ce Paris-Lille. Au second plan, le paysage balisé d’éoliennes défile. De temps à autre, un viaduc franchit une vallée, à peine le temps de regarder les arbres fleuris de blanc, et les miroirs d’eau qu’on est déjà sur le plateau et sa marqueterie de bruns et de verts tendres.
Serge a insisté et insisté au téléphone. Des «tu ne vas pas rester seul à te morfondre à Paris». Et des «bouge-toi un peu, vieux». M’agace cette manière qu’il a prise de dire «vieux». Pas «mon vieux», non, «vieux» comme s’il se prenait pour l’un de ces gentlemen de films british. La dernière fois c’était «Il faut absolument que je te parle». «Il faut que tu viennes voir». Et « Non, je ne peux pas te dire au téléphone, il faut que tu voies».
J’ai fini par lui dire oui, de guerre lasse. Bien sûr, il savait que je finirais par céder. «Tu prendras le TGV qui arrive à Lille à 11h19. On viendra te chercher». Il avait tout arrangé. Il a toujours aimé ça, arranger. Arranger les virées, les retrouvailles, les réunions d’anciens de l’École. Même pour les funérailles de Gilles, c’est lui qui s’était chargé des pétales de fleurs à semer le long des cendres, de la musique et du verre de l’adieu dans un bistrot près du Père-Lachaise.
On est déjà à mi-parcours. La ligne passe en revue cimetière militaire après cimetière militaire. On dirait qu’il y en a un tous les trois quatre kilomètres. C’est vrai, on traverse le champ de bataille de la Somme. Je me rappelle avoir lu quelque part que la ligne du TGV a été tracée juste sur la ligne de front, et même que l’un des premiers trains avait déraillé, la voie construite sur des tunnels creusés pendant la première guerre mondiale s’était effondrée. Rien de spectaculaire, ce train roulait doucement. Il n’y avait eu que quelques blessés. Quelle idée aussi de construire une ligne à grande vitesse sur un gruyère!
Mon voisin n’a pas décollé le nez de ses feuilles de calcul et de ses graphiques. Il n’y a pratiquement que cela dans ce train, des hommes – et aussi des femmes – regard rivé sur l’écran de leur ordinateur, qui révisent leurs colonnes de chiffres ou leur présentation et tapent sur leur clavier. Et consultent compulsivement leur portable. Ils ne regardent rien d’autre, ni leurs voisins, ni le paysage. Blasés. Sans doute font-ils ce trajet au moins une fois par semaine, aller Lille le matin, retour Paris en fin de journée… Ce trajet, ils le connaissent par cœur. Quel besoin auraient-ils de perdre leur temps à regarder le paysage, ou de se regarder puisqu’ils sont tous si semblables?
Je me demande ce que Serge a de si important à me montrer. Aurait-il trouvé un squelette dans un placard? un vrai squelette dans cette ancienne ferme du Nord dans laquelle il s’est installé il y a… il y a… c’était avant notre mariage, à Gilles et moi. Il nous avait invités, mais nous n’y sommes jamais allés. J’essaie de compter, je me perds dans mes calculs, et puis, à quoi bon… au moins quinze ans. Un héritage, je crois. Il s’est installé là-haut, dans les Hauts-de-France, non loin de Lille. Il y a monté une sorte de brocante permanente, revente de mobilier chic et cher, le genre à moulures et dorures, bibelots et céramiques art déco.
Peut-être a-t-il trouvé dans l’un de ces meubles des papiers compromettants mettant en cause un membre d’une dynastie industrielle lilloise? raison pour laquelle il ne veut pas en parler au téléphone. Mouais… soyons sérieux, je regarde trop de séries policières.
Ah! des terrils. Des usines. Un paysage de structures métalliques, de hangars, de cheminées de briques. Un dépôt de wagonnets rouillés. On approche. Mon voisin, qui n’a pourtant pas levé les yeux de son écran, replie son écran, le range dans sa sacoche, consulte son portable et se lève. Il se dirige vers l’avant de la voiture, prêt à descendre dès l’arrêt.
«On viendra te chercher» a-t-il dit. Sauf que je ne le vois pas. Difficile pourtant de rater sa grande carcasse. Près de deux mètres et cent kilos avoués, il ne passe pas inaperçu, le Serge. Non, il n’est pas là. En retard, sans doute… j’aime bien cette gare, carcasse métallique très dix-neuvième, mieux rénovée que la Gare du Nord à Paris. J’hésite: il y a trois sorties… Et je vois un gars avec une pancarte où est écrit mon nom. Il m’explique que Monsieur Serge m’attend dans Sa voiture. Le gars, un tout petit bonhomme à la voix aiguë et éraillée, a des majuscules plein la bouche. Non mais! «Monsieur Serge», il se fait donner du «monsieur Serge», maintenant!
Il veut s’emparer de ma petite valise. Il m’arrive à l’épaule, je ne vais quand même pas lui faire porter mon petit bagage, non mais! on sort par la droite, traverse une petite place où stationnent les taxis, et arrive devant une grosse bagnole noire, genre quatre-quatre, le truc haut sur essieu. Le gars se saisit de ma valise pour la coller dans le coffre. Je me prends presque à imaginer un petit roman noir. Mafia, enlèvement… Il me fait monter à l’arrière, se glisse derrière le volant et démarre aussi sec. Serge est assis à l’avant.
Revenir à Paris?
J’ai réussi à ne pas reprendre un TGV et à attraper un TER. J’ai besoin de temps pour réfléchir, celui-ci mettra trois heures à regagner Paris. Je n’aime pas l’ambiance du TGV. Pas envie du même paysage qu’à l’aller. « Placement libre », dit le billet électronique. Traduction: si tu ne réussis pas à monter dès que le train est annoncé, tu voyages debout. Pas du tout le même public que dans le TGV. Des jeunes armés de trottinettes et de vélos, des mémés, des femmes avec d’énormes sacs de courses ou des enfants, ou les deux, des grands blacks qui parlent haut et fort dans leur smartphone. Tout le monde ou presque a le nez dans son smartphone. Les plus jeunes ont des écouteurs. On écoute de la musique, on regarde le foot, on joue en ligne, on scrolle et on textote. Quelques petits cadres avec ordi et tableur, quand même.
Serge est en train de perdre la vue. DMLA. Il ne peut plus lire, ne voit plus que des ombres, en périphérie… Il ne peut plus continuer sa brocante. Impossible pour lui de rester dans cette immense ferme. Il m’a fait visiter: le corps d’habitation, en brique et pierre, et à étage s’il vous plait. Les anciens bâtiments qui encadrent l’immense cour pavée où l’herbe commence à repousser: écurie, étable, fenil, grange… sans compter à l’arrière l’ancien potager et la prairie plantée d’arbres fruitiers.
Il va partir dans une sorte de maison de retraite. Il m’a montré la brochure, le site internet. Genre quatre étoiles et vie de château. Il veut que je lui rachète sa ferme, qui n’en est plus une depuis longtemps. Que je vienne habiter chez lui. Il a toujours été têtu, et toujours obstiné à arranger la vie des autres. Il m’a tanné pendant ces deux jours passés chez lui. Je lui ai fait remarqué que je n’avais pas les moyens d’acheter un bazar pareil. D’autant que le prix de l’immobilier ne cesse de monter dans cette région du sud de Lille. Un coin plutôt agréable, je dois le reconnaître. Pas du tout le plat pays du nord qu’on s’imagine. C’est un pays de bocage bien vert. En pleine gentrification. J’ai aperçu un club de golf non loin de chez lui, quand nous étions sur la route. Il a balayé toutes mes objections. L’argent, pas un problème! Tu n’as pas les fonds? je te le vends en viager! des héritiers? je n’en ai pas. Et le notaire va régler ça. Paris? tu tiens vraiment à y rester? ici, dans cette métropole, il y a tout à faire, tu sais! Je sais que tu te plairas ici. Il y a une gare à dix minutes d’ici, tu peux aller à Lille facilement. Etc. etc. Le tout ponctué de «vieux». il m’a saoulé. Mais je dois reconnaître qu’il n’a pas tort. Que je n’ai aucune raison de rester à Paris. Que je ne supporte plus de tourner en rond dans cet appartement que nous avions meublé ensemble, Gilles et moi. Alors je me dis que oui, partir. Tout liquider. Les meubles, les vieux vêtements, ces bibelots que je n’aime plus. Et le quartier a tellement changé ces dernières années. Je ne reconnais plus la place d’Aligre. Alors, changer de décor, pourquoi pas?
À Douai, le train se déleste d’une bonne partie de ses voyageurs. Je me trouve un carré de sièges vides où je peux étirer mes jambes. Les vitres n’ont pas été nettoyées depuis un moment. Il y a des inscriptions faites au doigt dans la boue depuis l’extérieur. Des petits dessins, des cœurs flanqués d’initiales, des mots écrits en miroir, de manière à ce que les passagers puissent les lire. Qui les a écrits? Qui va zoner dans les dépôts?

Est-ce que je devrais m’installer dans le Nord? Je pourrais faire des aller-retour à Bruxelles dans la journée. Ou à Londres, ou à Anvers… Bien sûr, rendre visite à Serge dans son château. Faire connaissance avec ses co… comment les appeler: co-locataires? co-résidents? ça pourrait être intéressant. J’ai déjà changé de vie sur un coup de tête, quand je suis parti travailler à New-York. Bien sûr, je ne suis plus aussi jeune, mais je suis tenté. Mais pourrais-je vivre dans cette immense baraque? et c’est au fin fond de la campagne. Jolie la campagne, mais impossible de se passer de voiture. Pas de boulangerie, ni de café-tabac, ni de Franprix en bas de chez soi, au bout de la rue. Il me faudra une voiture. Évidemment Serge veut me laisser sa grosse bagnole. Moi, rouler dans un truc pareil? Ah non alors! et continuer à employer Jérémy, son chauffeur jardinier domestique factotum. Je devrai m’y engager. Serge a été formel sur ce point.
Arrêt à Creil. Le train est de nouveau pris d’assaut. Des jeunes avec écharpes et casquettes qui braillent. Il doit y avoir un match quelconque ce soir. Je vais prendre un bus plutôt que le métro pour rentrer.
Les sous-sols de la Gare du Nord sont vraiment trop déprimants. Tristes, froids, crades… Attendu plus de vingt minutes le 46, en retard. Encore en retard. Passage au Franprix pour acheter un plat à réchauffer. L’employé caissier et peut-être gérant a encore changé. Sur la porte du café-tabac, une affichette annonce sa fermeture prochaine. La boucherie, elle, a fermé il y a deux ans. Remplacée par une onglerie. La librairie, c’était il y a quatre ans. Devenue un tex-mex, remplacé par un point de vente de burgers….
Je me dis que je vais peut-être bien accepter la proposition de Serge.