#histoire #09 | Le Ferlas

Toujours vérifier les horaires de marée, coup d’œil à l’almanach, coup d’œil par la fenêtre pour vérifier que tu ne t’es pas trompée de page, de jour, pas trompée dans tes calculs. Les marées tu les vois tous les jours, tu les sens, tu les sais, le calcul de marée avant de prendre le kayak c’est surtout pour satisfaire une parmi toutes ces petites manies qui te rassurent, qui t’habillent d’une confiance presque aussi nécessaire que ton gilet de sauvetage. Remplir les deux sacs étanches, les affaires de rechange, et les affaires tout court, portefeuille, petit carnet et crayon, tickets de bus, appareil photo (le petit), les clés du garage où tu peux laisser ton kayak et tes affaires de mer le temps de ta balade en ville, de régler tes affaires, de voir les copines et copains, cinéma, librairie, rendez-vous divers. Pour quelques jours, pas de problèmes, pour plus, tu prends la navette car ton sac ne rentre pas dans les petits compartiments devant et derrière le kayak. Une fois les sacs remplis, assembler la pagaie. Et s’habiller.

Vêtements suivant la température et l’état de la mer, aujourd’hui pantalon de randonnée en textile qui sèche vite, tee-shirt moche et pull pas trop chaud, la jupe du kayak et le gilet de sauvetage, sandales, de toutes façons, tu auras toujours les pieds mouillés, les protéger des cailloux suffit, le reste est illusoire. Dans la grande poche à l’avant du gilet, sifflet, couteau et téléphone portable dans deux sacs congélation, pour être plus sûre. Dire au revoir, dire où tu vas, l’écrire sur le tableau si tout le monde est occupé, une idée de ton programme au cas où. Les deux sacs sur une épaule, le kayak sur l’autre, ne pas oublier la pagaie. Poser le kayak sur la plage, ranger les sacs dans les compartiments étanches, bien les refermer. Trainer le kayak sur la plage, le poser sur l’eau, embarquer doucement pour ne pas se retourner, d’abord les fesses, les pieds seulement ensuite. Pousser de la pagaie sur le fond pour se dégager de la plage, sauter en poussant si besoin pour aider et s’installer quand le bateau flotte. Pieds sur les cale-pieds, fixer la jupe, et partir. Tu sais la marée, tu sais les courants et les contrecourants, regarder l’eau contourner un caillou, emmener une bouée, les algues, les oiseaux posés sur l’eau, les bateaux au mouillage. Entre Lavrec et Bréhat, tu es abritée du vent, au moins un peu, les vagues et la mer ce sera pour après, une fois dans le Ferlas. Parfois pour t’amuser, tu contournes Logodec, le plus souvent, tu sors par le mouillage de la Chambre. Tu prends un alignement, souvent ce sera le même, un caillou vers la pointe et L’Arcouest, la grande maison juste au-dessus de la plage. Pagayer ni trop vite ni trop doucement, ne pas trop transpirer, mais quand même avancer, pour sentir la vitesse, le mouvement de la coque dans l’eau, la fine moustache à l’avant. Prendre garde au courant, ne pas manquer l’île Blanche, tu laisses l’embarcadère à la navette, toi tu vises la petite plage à l’est, derrière le restaurant, plus tranquille, plus court jusqu’au garage qu’on te prête. Une fois au milieu du Ferlas, tu as pris ton rythme, plonger la pâle, tirer, plonger l’autre pâle, tirer. Après trois coups de pagaie tu n’y penses déjà plus, tes mains sont occupées, ta tête part en balade. De temps en temps, coup d’œil à l’alignement pour ne pas te faire jeter par le courant et puis plonger la pâle, tirer, plonger l’autre pâle, tirer. Bientôt tu seras à terre. Le garage, te déshabiller, te sécher, t’habiller, ranger tes affaires, étendre ce qui est mouillé, refermer la porte derrière toi et attendre le bus. Tu souris.

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

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