Voilà comme il est : vivant. Bernique accrochée à ce qui lui reste : une rue, un étage, un palier, un fauteuil, du fouillis, des documents certifiant son appartenance, quelques photos arrachées à l’absence. Fier de pouvoir encore se déplacer tout seul en prenant le train sans risque d’être dénoncé. Tournant lui-même en dérision son grand âge. Allant jusqu’à porter des bretelles rouges comme le jongleur drolatique des lendemains incertains.
Non, voilà comme il est : fuyant les fissures, l’assaut des manques ; tentant d’endiguer les fragilités, de restaurer les fondations minées, de donner voix aux espaces muets, d’accompagner l’inauguration de plaques engravées sur les murs de la ville comme ancres pour le navire fantôme qui a charrié des milliers de vies comme la sienne. Errant de plaque en plaque.
Non, voilà comme il est : en forme de boite à malices, avec, quand on l’ouvre, la possibilité de faire tourner sur elle-même au bout d’une pique, une petite danseuse abimée.
Non, voilà comme il est : enfermé dans sa trop petite taille, celle qui ne le mettra jamais à la hauteur des grands ; s’allongeant comme une ombre dans sa condition de rescapé ; reprenant les mots de la même histoire sans savoir ce qu’il en restera après lui.
Non, voilà comme il est, répétant à qui veut bien l’entendre qu’il n’est pas seulement survivant, qu’il a des droits, qu’on l’a reconnu victime, pupille, interné politique, témoin. Mais on ne le reconnait pas dans la rue. De plus en plus rares au fond, sont ceux qui l’écoutent. Qui le regardent. Qui posent les bonnes questions. Ou les mauvaises. Qui cherchent. Qui viennent le chercher pour changer d’air. Qui.
Non, voilà comme il est : un repeint dans le tableau secoué, un bernard-l’hermite des faubourgs.
Non, voilà comme il est : présent dans le temps qui le réduit à sa plus simple expression. Prêt à redire sa vérité toute crue si on la lui demande mais on ne la lui demande plus vraiment. Partant pour affronter les transports en commun avec l’air de faire comme si c’était naturel et facile alors que toutes les articulations craquent, que les bronches lâchent et le font suffoquer quand les cris et les images d’arrestation remontent dans son corps sans crier gare.
Non, voilà comme il est : n’ayant pas fondé la famille qui entoure, relaie, divertit. Fiché célibataire. En colère devant la télévision : Béate oui mais le mari non, non et non — pourquoi avoir fait allégeance au pire ? Aiguillant sa protestation dans quelques rassemblements.
Non, voilà comme il est : détenu de sa propre histoire mais libre d’aller d’un point à un autre pour échapper aux interprétations.
Non, voilà comme il est : sortant de temps à autre pour déjeuner dans la cantine solidaire avec quelques anciens avant de faire le même chemin dans l’autre sens ; remuant papiers et souvenirs de voyages quand reconnaissance il y avait encore. Prenant soigneusement sa casquette faite main à partir de restes de tissu à carreaux. Riant en la faisant tourner sur l’index comme une assiette chinoise au bout d’une baguette : au moins, elle a l’avenir devant elle.
Non, voilà comme il est : solitude, corps du texte.