Histoire #11 | à main levée

Dans le bus.
Dans le coin de ceux qui voyagent debout, une main gauche appuyée, posée, sur la rampe de métal blanc. Elle porte deux bagues, deux pétales d’or martelé, larges comme d’anciennes pièces de monnaie. Aucune gravure, aucune pierre. Juste des disques d’or, l’une à l’annulaire, l’autre à l’index. Sur le dos de la main, on discerne à peine le renflement d’une veine qui court sous la peau fine et satinée, d’un brun profond, couleur de marron glacé. Les ongles, non vernis, sont taillés courts. Ils dessinent un croissant blanc au bout d’une amande rosée. Seul celui de l’index est légèrement cassé du côté droit, là où s’est formé un petit cal à peine visible. Quelle occupation manuelle peut ainsi aplatir l’index d’une main gauche ?

Unité de soins palliatifs.
La main de Gilles sur le drap blanc, maigre et décharnée. Il a sombré dans l’inconscience, dans la sédation profonde. Pourtant elle s’agite de temps à autre, comme si elle désignait quelque chose ou quelqu’un. Je la prends dans la mienne, la tension se relâche. J’essaie de me souvenir des caresses de cette main, chaude et puissante, sur ma peau. Mais c’est impossible.

Salle de cinéma.
Les mains de ma voisine ne connaissent pas le repos. Elle les replie et les frotte doucement. L’ongle de son pouce racle méthodiquement les autres ongles de sa main gauche, l’index, puis le majeur, l’annulaire et l’auriculaire. Elle replie l’auriculaire dans la paume. Puis c’est au tour de la droite. Ensuite, elle frotte l’un contre l’autre les ongles de ses pouces. Elle pose enfin ses mains bien à plat sur ses genoux, mais ce répit ne dure guère et elle recommence. Ou bien elle les serre, triture un pouce, puis l’autre. J’en conçois un agacement tel que je ne parviens plus à m’intéresser au film. Elle ne fait pourtant aucun bruit.

Rencontres.
Il y a celles qui, d’un œil exercé, regardent les mains de hommes qu’elles rencontrent, pour voir s’ils portent une alliance. Ce qui est parfaitement inutile, puisque ceux qui trompent régulièrement leur épouse ont pris depuis longtemps l’habitude de la glisser dans leur poche dès qu’ils partent de chez eux.

Place du marché.
Une femme, une gitane très brune, s’est approchée de moi et a tenté de me prendre la main pour y lire mon avenir. Je l’ai retirée brusquement, presque brutalement, et j’ai filé le plus vite possible. Elle m’a suivi pendant quelques mètres en m’interpellant : « Tu as peur ? tu as peur ! »

Bancs d’école.
La maîtresse m’avait placé à côté d’une fille à qui il manquait la main droite. Avait-elle été coupée ? Ce moignon lisse et brillant me fascinait et me dégoûtait.

Salle de réunion.
Il arrive en retard d’au moins un quart d’heure, comme toujours. C’est un principe chez lui, dirait-on. Peut-être se croirait-il déshonoré si, pour une fois, il était à l’heure. Il s’assied, renifle bruyamment et passe rapidement sa main gauche sous son nez, puis retire une à une les grosses bagues qui ornent ses doigts courts. Il les pose devant lui, elles cognent sur la table et parfois roulent un peu. Il ne s’excuse ni de son retard, ni du dérangement.

Manières de dire.
« en un tournemain » : j’ai longtemps cru qu’on disait « en un tour de main ». Ce qui n’a guère plus de sens, ou moins, d’ailleurs.

Près de la fenêtre.
Ses mains sont déformées par l’âge et les rhumatismes. Les articulations des phalanges, enflées et douloureuses, forment des bosses. Des grosses veines noueuses courent sous le dos de la main. Sa peau devenue plus fine, plus fragile, s’est couverte de taches brunes, de « fleurs de cimetières ». La dernière phalange de l’index refuse de rester droite dans le prolongement du doigt. Elle part à droite et  forme une pince avec le majeur.  Les mains deviennent des serres, des instruments difficiles à manipuler. Pourtant, elle continue de coudre avec application et minutie : elle tient le tissu de l’ourlet entre les pinces que l’âge lui a offertes et pique l’aiguille délicatement, petit point après petit point.

Scènes de la vie de province.
À R***, on avait reclassé à l’usine locale les salariés d’un grand groupe métallurgique. On les avait arrachés à leur vie et déplacés à la suite d’un plan social. Il était facile de repérer ces nouveaux venus : il leur manquait à tous au moins une phalange. Laissée en souvenir, là-bas, dans les presses de l’usine désormais fermée pour cause de restructuration.

A propos de George Baron

J'aime la lecture, la SF et l'Oulipo. J'ai commencé à écrire, et plus j'écris, plus j'ai envie d'écrire. C'est la première fois que je m'inscris à l'atelier de François Bon, et j'espère bien aller jusqu'au bout de cette aventure.

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