#histoire # 11 | langue des mains

Echouée au fond d’une poche pendant le discours, elle serre un mouchoir en papier. L’autre est juste immobile au bout du bras qu’elle achève. Etoiles pâles, les mains du petit homme encore debout ont depuis longtemps empoigné un impensable destin. D’abord tenues par la main d’une mère accompagnant ses enfants à l’école, elles ont commencé à former boucles, traits, signes d’une langue nouvellement apprise, après l’exil. Puis, placées devant la bouche, elles ont caché les chuchotements, les questions clandestines à l’heure des premières persécutions. Elles se sont retrouvées comme mortes pendant le transport dans la boite noire. Au sortir du cauchemar, combien de fois n’ont-elles pas cogné les murs, frappé aux portes, se rejoignant, s’accrochant l’une à l’autre jusqu’à blanchir toutes les articulations pour se sentir moins seules. A l’adolescence, elles se sont fait connaitre, poings fermés : leur maigre force tentait de faire la différence, de protéger la tête et le corps de celui qui était condamné à grandir parmi d’autres orphelins révoltés sans comprendre vraiment ce qui avait eu lieu. Entrées en apprentissage, elles sont devenues habiles : utilisant le fer à souder, réussissant les câblages, achevant les circuits. Elles ont serré d’autres mains, ont été blessées en voulant trop bien faire. Se sont ressaisies. Ont fini par classer photos, documents devenus témoignages. Ont rangé dans une petite sacoche toute cette histoire avant de se retrouver quatre-vingts ans plus tard, l’une au fond d’une poche, et son pendant comme un point d’ancrage le long du corps.

Regarde comme ses mains tremblent, dit un enfant. Tout le monde fait comme si de rien n’était. Ou plutôt, leur tremblement fait partie de Frania. A ce propos, personne n’ose poser la moindre question. Pourtant, tout le monde pense qu’il s’agit de la maladie de Parkinson. Mains agitées en permanence, comment peut-elle tenir le stylo qui lui permet de rédiger ses analyses ? Il est vrai que son adjoint ou encore son ami psychopédagogue prennent pour elle des notes quand elle leur livre ses interprétations toujours précises, s’agissant de la manière de résoudre les difficultés rencontrées par les enfants. Sa seule coquetterie : joindre ses mains en leur parlant pour tenter de contenir l’incessante trépidation. Ce jour-là, l’adolescent qui n’a pas peur des mots parce qu’il se sait écouté d’elle, entre dans son bureau et s’assied bien en face. Direct. Vos mains tremblent : pourquoi ? Elle sourit, pose ses mains sur la table. Les regarde faire des soubresauts comme des poissons juste sortis de l’eau. Elle parle pour elles : ce jour-là, j’avais un peu plus que ton âge et j’étais en mission sur un vélo. Je transportais sur mon porte-bagages un panier rempli de légumes avec en dessous, dans un double fond, des lettres importantes à transmettre aux membres du réseau. Deux policiers m’ont arrêtée pour un contrôle d’identité. Mes papiers étaient des faux mais le panier, la jeune femme transportant pour sa famille quelques légumes, sa charmante timidité, étaient plus vrais que nature. Je suis repartie en pédalant tranquillement mais dès que je me suis trouvée hors de vue, j’ai mis pied à terre et me suis effondrée en tremblant de tout mon corps. Explosion rétrospective de la peur. Le tremblement s’est réfugié dans mes mains. Il ne les a plus jamais quittées. Alors l’adolescent les a prises dans les siennes.

Elles viennent d’écrire ce qui précède : danse du bout des doigts sur les touches moelleuses, glissade mesurée du majeur sur le pavé tactile. Du contact nait à l’instant le flux des phrases et c’est comme en musique : à force, tu n’as plus besoin de regarder la partition pour que les mains naviguent librement sur le clavier, sur le manche, sur les cordes. Elles hésitent parfois à se poser sur les signes incrustés au milieu des petits carrés gris mais le suspense est de courte durée : il est toujours possible de faire disparaitre, de reprendre. Les mains qui saisissent les mots ne connaissent pas le repentir comme dans la peinture à l’huile. Et elles sont à égalité face à l’écran qui accueille le texte : pas de gauchère contrariée, pas d’injonctions qui abiment, pas de piédestal pour les droitiers. Elles sont ensemble, simplement, parcourant leur territoire, l’histoire de ce qui les relie à la vie. Une douleur intermittente à la racine du pouce gauche rappelle que l’une a plus bourlingué que l’autre mais elles sont toutes deux au rendez-vous du jour, jumelles touchées par ce qu’elles ont tenté de rendre lisible.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

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