Ça ne se voit pas les petites mains. Ça s’exploite les petites mains. Ça reçoit des ordres les petites mains. Ça s’habitue. Ça s’habitue à travailler, à trimer, à subir. Le mordant du froid, le coupant du fil. Autour de la table, quatre mains, dans le lit quatre mains. Qui s’évitent. Quatre mains étrangères. Si proches pourtant.
Elle a commencé comme petite main, apprentie. Arpète. En restent des pratiques, des préceptes : le mouvement régulier des pieds sur la pédale de la machine à coudre Singer, le geste de la main gauche qui fait glisser le tissu sous l’aiguille mécanique, le geste de la main droite qui actionne la roue et entraine le mécanisme. On quitte la machine, le fil roule entre le pouce et l’index, se bouchonne pour mieux passer dans le chat de l’aiguille, le fil est court, économe, la leçon bien apprise : longue aiguillée, mauvais ouvrier. Des mains doigts. L’alliance brillante, propre, nette, comme la plaque en cuivre sur la porte, comme la sonnette, comme le parquet, comme la peau du visage. Des mains douces, adoucies par les lessives au savon de Marseille, par l’eau chaude de la vaisselle, par les tissus de coton, par les chevelures caressées des enfants. Des mains doigts qui cueillent les fleurs sauvages, qui se croisent pour la prière, qui tendent un sou au mendiant, qui repassent le papier cadeau qu’on réutilisera, le papier de soie dans lequel on rangera le prochain ouvrage, le papier d’aluminium de la plaquette de chocolat si scintillant qu’on ne peut envisager de le jeter. Les mains doigts qui précautionneusement passent à travers les barreaux de la cage une feuille de salade pour le couple de canaris. Les mains doigts dissimulées sous les gants en cuir noir, mains doigts comme il faut, toujours comme il faut. Mains doigts propres sur soi, mains doigts longilignes, aux phalanges épaisses, à la peau translucide, diaphane comme se doit de l’être une jeune femme, une dame, celle qu’on veut être, le modèle, mains doigts perdues qui s’agitent, remuent la terre des vases sur le tombeau, mains doigts perdues qui tentent de défaire les draps noués, corps prisonnier, qui ne comprennent pas où elles se trouvent, esprit égaré, esprit hagard, corps entravé. Mains doigts exsangues, glacées, blanchâtres, croisées, au dessus du linceul.
Il a commencé comme gafet. A bout de bras, pognes serrées, il tirait le charreton. Le corps râblé, la poigne ferme. Une vie gagnée à la force du poignet. À coup de poing sur la table, on exige. Des mains pinces avec l’argent. Pingres. Qui empoignent sacs de ciment, échelle, truelle, pelle, cairons et gravier. Mains rongées par le ciment, creusées par le froid, gercées, les doigts courts, gourds, velus, décidés. Des mains qui s’imposent, qui imposent. Qui tâchent d’oublier la solitude. Qui voudraient lui passer la corde au cou à l’angoisse qui vient.
Autour de la table, quatre mains. Si loin.