J’étais arrivé très tard à l’hôtel. Merci au TGV. TGL, oui! Train de Grande Lenteur devrait-on dire, qui s’était immobilisé au milieu de nulle part pendant plus de trois heures et qui était ensuite reparti à l’allure d’un petit train touristique, avec des pointes d’au moins 50km/h. Résultat : un retard de plus de quatre heures à l’arrivée. J’avais pu prévenir l’hôtel, leur demander de me conserver la chambre et me prévoir un repas froid, mais il était bien plus de dix heures du soir quand j’entrais dans le hall. Il bruinait, ça n’avait pas arrangé mon humeur. J’étais fatigué de ces heures d’incertitude et d’attente dans le train, j’avais faim en dépit du pseudo plateau-repas distribué par la SNCF, en fait une boite en carton garnie de petits sachets. Il y avait sans doute eu une erreur, car celle qui m’était échue contenait un mini-album de coloriage, une boite de 4 crayons de couleur (mais avec un taille-crayon, s’il vous plaît !) et un sachet de fraises tagada. J’avais avalé le mini-sandwich puis les bonbons ; ils n’avaient pas vraiment calmé ma faim ; par contre, ils m’avaient donné des aigreurs d’estomac. Je n’avais plus qu’une envie : prendre une douche, avaler un petit en-cas et m’allonger, enfin. Regarder un téléfilm, non, un match de foot, me laisser bercer et dormir. J’étais venu dans cette ville pour un colloque de trois jours, et j’avais besoin d’un peu de calme et de repos avant de revoir ma communication. Heureusement, mon intervention n’était prévue que pour le second jour.
Le réceptionniste était tout sourire. On m’attendait, on regrettait ce voyage déplaisant et on m’assurait qu’on m’avait bien sûr gardé une chambre. Qu’on m’y ferait porter un plateau-repas (décidément, c’était la mode du jour !). « Vous comprenez, à cette heure le restaurant est fermé, mais ne vous inquiétez pas, on vous a prévu un petit en-cas. Et il y a tout le nécessaire dans nos chambres pour vous préparer une boisson chaude, à votre convenance. Il faut cependant que je vous explique… nous sommes désolés, nous avons eu un petit… Non, non, pas de souci, vous avez une chambre, ne vous inquiétez pas ! c’est que, voyez-vous, nous avons eu un… un in… il bute sur le mot… un imprévu, voilà ! » Il glisse un œil vers le bar de l’hôtel. Je suis son regard mais ne vois rien de particulier, juste deux ou trois groupes de clients attablés ou discutant au bar. « Oui, voilà, un imprévu ! votre chambre ne sera prête que demain, mais ce soir, nous allons vous loger à l’annexe. Vous verrez, vous y serez très bien ! » Le réceptionniste ponctue ses paroles d’un petit rire, le genre de petit rire forcé qui essaie de cacher une gêne certaine. « On va vous y emmener, c’est tout près. Vous y serez très bien, vous verrez. »
Il appela l’employé qui préparait la salle pour le petit-déjeuner en claquant des doigts (j’ai horreur de cette manière de faire), lui dit de m’emmener à l’annexe, se pencha vers le téléphone tout en lui en murmurant à voix basse quelque chose que je ne pus entendre. Le garçon se saisit de ma valise et me demanda de le suivre.
Au lieu de partir vers les larges couloirs de l’hôtel, il m’emmena dans un passage étroit qui s’ouvrait derrière la réception. Ce couloir sombre bordé de très hauts placards, sans doute ceux où l’on range linge, draps et couvertures, débouchait sur une porte vitrée. Il l’ouvrit, me dit de faire attention à la marche, sortit et prit à droite. La pluie tombait maintenant plus fort et tambourinait sur le verre de la véranda qui protégeait une sorte de terrasse faiblement éclairée. On longea ce qui me sembla être un jardin : une odeur de buis et d’herbe mouillée en émanait. Malgré ma contrariété, je trouvais ce parfum plaisant et même apaisant. Puis on tourna à gauche. L’employé ouvrit alors l’un des parapluies qu’il avait emportés et que je n’avais pas remarqués jusqu’ici, et me le tendit. Il ouvrit le sien et m’emmena jusqu’à une large porte ouverte dans le mur. Nouvelle recommandation, nouvelle petite marche. On avançait désormais sur des graviers qui crissaient, dans une allée à peine éclairée par quelques photophores plantés au milieu des arbustes. Je respirais un parfum de fleurs, de roses peut-être, et de menthe…
On monta trois marches de pierre jusqu’à la double porte vitrée qui ouvrait sur un petit vestibule carrelé.
Le garçon me fit signe d’entrer, s’empara du parapluie qu’il posa avec le sien à l’extérieur de la porte et s’élança dans un escalier de bois raide et étroit, à peine éclairé d’un bulbe nu. Arrivé en haut des marches, il poussa une petite porte, s’y glissa et s’effaça pour me laisser passer. Je débouchai dans un large couloir parqueté brillamment éclairé. Des tapis partout. Des murs lambrissés de bois blond. Une desserte de marbre. Des bibelots de porcelaine. Des tableaux et des miroirs dans des cadres dorés…
« Par ici ! » Il ouvrit une porte. « Voici votre chambre ! la salle de bain est là. » Du menton, il désigna la cheminée. « On va vous apporter un plateau repas dans quelques instants… Pour le petit-déjeuner demain matin, on vous l’apportera dans la chambre. À quelle heure ? Huit heures, pas de problème. Thé ou café ? Thé, très bien. Ah ! et pour demain, si vous devez sortir, ne vous souciez de rien. Laissez vos bagages, nous nous chargerons de les apporter dans votre chambre à l’hôtel. Je dois vous laisser. Je vous souhaite une bonne nuit ! »
Il n’a pas attendu de pourboire. Le temps que je me retourne, la porte était déjà refermée. Je regarde dans le couloir : vide. Curieux, il n’y a pas de clé. Et la porte de la chambre ne ferme pas de l’intérieur. Ni verrou, ni clé.
Je parcours la chambre du regard. J’ai l’impression d’être entré dans une de ces boites de chocolats qu’on vous offre pour les fêtes : au sol, moquette rouge et tapis persans. Au fond, un lit bateau recouvert d’un édredon safran et une commode en bois de rose, comme l’armoire placée contre le mur à gauche de la porte. Face au lit, une cheminée de marbre rose, surmontée d’un miroir rococo où se reflète un cartel doré. Des miroirs et des tableaux dans des cadres dorés. Des moulures au plafond, un lustre extraordinaire qu’on dirait fait de papier plissé…
À l’exception de celui du fond, rouge pompéien, les murs sont tapissés d’un papier au motif de roses et de pivoines rouges. On a déposé une rose couleur safran fraîchement cueillie dans un vase sur la petite table placée devant la fenêtre. Les rideaux de chintz assortis au papier peint sont tirés. À droite de la fenêtre, un coffre et des étagères de livres. Devant la cheminée, une table basse carrée et un fauteuil recouvert du même chintz fleuri. Deux chaises, près de la fenêtre.
Près de la porte, à gauche de la cheminée, sur une table pliante une bouilloire électrique, deux mugs blancs et un petit coffre à tiroirs : on y trouve dosettes de café, de lait et de sucre en poudre, des cuillères en bois et tout un assortiment de sachets de thé et d’infusions.
Je pose ma sacoche sur la table-bureau. Sur un sous-main en cuir, du papier à en-tête de l’hôtel. Mais pas de notice présentant l’hôtel et ses services. Pas de carte plastifiée avec code wifi. Ni plan de la ville. Ni dépliant présentant les ressources touristiques de la ville et de ses alentours. Pas de télé non plus. Et m… ! pas de détente-somnolence devant un match de foot.
Un parfum poudré flotte dans la pièce.
J’ai l’impression de ne pas être dans une chambre d’hôtel, mais d’être entré par effraction dans la chambre d’une personne qui vient juste de partir et dont on aura vidé à la hâte les affaires personnelles. On aura essayé d’y disposer ce qu’un client s’attend à trouver, mais pris de court, on n’a pas eu le temps de tout y déposer. D’ailleurs, l’armoire est fermée à clé.
Je ne rêve que d’une douche bien chaude. « Par là », a dit l’employé. Je regarde la cheminée et le chauffage électrique imitant un feu de bois. Je dois être vraiment fatigué. Voici que je cherche une salle de bains derrière la cheminée ? et pourquoi pas un passage secret, tant que tu y es. Allons ! réveille-toi ! Mais oui ! à côté de la cheminée, dissimulée dans la tapisserie à fleurs, je découvre un bouton de porcelaine rose fleurie de pivoines, et un tout petit verrou de métal doré, à peine visible. Je tire la porte et je reste cloué sur le seuil.
La salle de bains. Elle est… époustouflante ! Incroyable.
Mosaïque au sol, céramique aux murs, tout est couvert d’iris, de roseaux, d’eau verte et transparente, d’oiseaux et de torsades végétales. Des lianes grimpent aux colonnes des lavabos, s’enroulent autour des pattes de lion de la baignoire, forment une guirlande de roseaux et d’iris autour du baquet d’émail blanc. Même motif d’iris jaunes et bleus au vitrail de la fenêtre. Un miroir cerné de guirlandes au-dessus du meuble où sont encastrés les lavabos jumeaux.
Un décor du siècle dernier, voire du siècle d’avant. Je ne suis pas très calé pour cette période : victorien ? non. Art nouveau ou déco ? Plutôt modern style, l’art nouveau, je crois…
Au fond, une porte avec un petit verrou. Bien sûr, cette salle de bains est partagée et donne sur une autre chambre.
On a déposé entre les lavabos des flacons de shampoing-douche et de savons, de ceux qu’on trouve dans tous les supermarchés, et des verres à dents en plastique.
Je me suis fait couler un bain bien chaud. Toute en courbes, la baignoire, mais un peu courte. Pas faite pour les grandes jambes du vingt-et-unième siècle. N’importe. Je rêvasse dans la baignoire, je suis les guirlandes, les tresses et les lianes. Me demande si quelqu’un occupe l’autre chambre. Me dis qu’il ou elle doit laisser les lieux libres, mais que peut-être on ne lui a rien dit. Je décide égoïstement que cette merveilleuse salle de bains est pour moi seul, au moins pour cette nuit. Me demande qui vit dans cette chambre qu’on a débarrassée pour moi, pour que je puisse y dormir cette nuit… il me semble entendre de la musique. Et si… et si quelqu’un venait cette nuit, et si une créature des eaux surgissait de ce sol, un ondin ou une ondine à la voix enchanteresse… je crois que j’ai un peu somnolé dans la baignoire.
De retour dans la chambre, j’ai trouvé le plateau-repas posé sur la table près de la fenêtre : un bol de soupe très attiédie (j’ai donc vraiment dormi dans la baignoire), une assiette de charcuterie et de fromage, de la salade de pommes de terre et une compote de pommes. J’ai tout dévoré.
Je ne savais que faire du plateau, je l’ai donc posé dans le couloir. Renoncé à ouvrir mon ordi, ma communication, je la reverrai demain… Je me rappelle m’être effondré sur le lit. J’ai dû m’endormir aussitôt. Le lendemain matin, à huit heures, on a tapoté à la porte. J’ai ouvert et trouvé le plateau du petit déjeuner. J’avais déjà bouclé ma valise. Le colloque ne commençait qu’à neuf et demie, mais j’ai toujours eu horreur d’être en retard. J’ai déjeuné rapidement et suis sorti dans le couloir que j’ai suivi jusqu’à un large escalier de marbre à rampe de fer forgé. J’ai traversé le hall sonore sans croiser quiconque. Arrivé dans la rue, je me suis retourné : j’avais dormi dans un hôtel particulier du XVIIIe siècle.
En fin d’après-midi, de retour à l’hôtel, un autre réceptionniste m’a remis la clé de ma chambre. Ou plus exactement une carte magnétique, il n’y a plus de clé dans les hôtels. On vous a donné la 211. Ne vous inquiétez pas, on vous y a monté vos bagages.
Et là, c’était bien différent…