# HISTOIRE 4 # POURQUOI CE DETOUR

POURQUOI CE DETOUR ?

TEMOIN 1

Ce jour, le familier tempo à deux temps du pas de mon grand-père avait cessé de claudiquer. Pourquoi de son uniforme de tirailleur dépassait une ceinture de laine rouge ? Avait-il eu l’intention de se recroqueviller à jamais, là, au pied de ce cèdre deux fois centenaires, là, où chaque jour de beau temps nous sortions tous nos tapis du petit réduit de la maison pour prier ? Avait-il senti venir sa mort ? L’ayant déjà connue de près et n’ayant jamais de son vivant pu dire sa fierté de militaire, avait-il ainsi cherché à l’affirmer haut et fort ?

Pourquoi ce refrain têtu de ma mère, avec sur le visage et dans la voix ce pâle sourire ? Avec le temps, son ronronnement aurait-il pu rajeunir ? A chaque gorgée de thé à la menthe, les fragrances de cette assemblée de paysans des quelques mechtas voisines, assise autour de dominos, à même le sol, dans l’unique pièce de la minuscule baraque en torchis, lui remontaient-elles ? Moi, je me souviens de l’adroit jet qui coulait du bec de la théière directement dans les tasses, des volutes de cigarette, des voix teintées de hargne brûlante. Le décret Crémieux depuis 1870 a promu les juifs… Et nous ? Pourquoi n’avons-nous pas le droit d’être pleinement des citoyens algériens indépendants ?  

TEMOIN 2

J’ai 12 ans. J’arrive chez moi et ma mère hurle. Le sang a coulé. Cet après-midi là, mon père assis à une terrasse de café a eu la mâchoire explosée par une bombe du F.L.N. On fout le camp a dit la mère, puis, elle a jeté quelques photos dans une valise. Pourquoi en cet instant, mon frère de lait algérien est-il devenu mon frère ennemi ? Pourquoi mon Don Juan de père, a-t-il élu domicile à l’hôpital des Gueules cassées en Seine et Marne ?

J’ai presque 13 ans. Je suis en 4^ième. A la cantine, je me goinfre de Kiri et de hachis parmentier. Je joue au football et caracole sur mon vélo. J’ai besoin d’exagérer devant les copains mes origines d’expatrié et de fils de blessé de guerre. Pourquoi tout le monde autour de moi, se demande, pourquoi, De Gaulle à Alger, depuis le perchoir du balcon du gouverneur, proclame :  Je vous ai compris, je sais ce qui s’est passé ici…

J’ai 15 ans. Pourquoi la mère est-elle de plus en plus vacharde, triste, et moi pareil ? De Gaulle cette fois, jure que Jamais lui vivant, le drapeau du F.L.N ne flottera sur Alger.

J’ai 16 ans. Au lycée, je bats le pavé avec le cercle de gauche de l’UNEF. Je joue au singe savant devant les filles. J’ai envie d’hurler, de cogner, mon sexe m’obsède. Pourquoi ces émeutes, barricades, putschs, ce massacre à Paris organisé contre des Algériens par Papon ? Pourquoi dans les programmes scolaires, passe-t-on très vite, ou pas du tout, sur l’histoire de la guerre d’Algérie ?

TEMOIN 3

N’avoir qu’une religion, le F.L.N, c’est en cela que j’ai cru longtemps, l’indépendance de mon pays par les armes et les bombes. Aurais-je pu faire autrement ? J’ai donné cet exemple de jusqu’au-boutisme à mon fils. L’ai-je contaminé ? Ils l’ont tué… Mon propre pays l’a assassiné. Pourquoi ? Vivre encore ?

TEMOIN 4

Je m’éloigne légèrement, m’empare de mon appareil photo et presse sur le déclencheur. L’autofocus, n’était pas réglé. L’instantané de ces faux frères algériens, de lait et de combat, qui n’ont ni l’un ni l’autre, choisi d’être dans le clan des dominés ou dans celui des dominants, aura des contours flous.

Ce voyage, pourquoi ? Pourquoi ce besoin de donner trace, de rapiécer les trous de mémoires familiales, de passer par des histoires inconnues, d’autres histoires que les miennes ? Pourquoi ce détour ?