TEMOIN 1
Ici, un coin pour attendre.
Les lumières des quelques rares phares de voitures, traversent les persiennes de la chambre. Les contours de stries se faufilent par les lattes des volets, caressent les murs de la tapisserie fleurie, se fondent en bout de course dans le cadran sombre de la télévision.
Dans ce rayonnement tamisé, au rez-de-chaussée de notre maison de Cheraga, le petit singe en peluche est accroché côte à côte avec la montre, laquelle poursuit son tic-tac.
On entend l’appel du muezzin.
Il est encore tôt. Les voitures circulent plus que de coutume sur le carrefour.
TEMOIN 2
Cette chambre, un terrain connu. L’odeur du propre ; le téléphone portable et la télécommande posés sur la table de nuit ; la serviette éponge fleurie recouvrant avec soin la taie d’oreiller ; les draps en flanelle, parsemés de petites boules cotonneuses rêches de leurs lavages répétés, tirés à quatre épingles de part et d’autre du lit médicalisé ; l’embout du gros tuyau bleu en plastique posé sur les compresses, reliant la canule transparente à la bouteille ; au sol, les voyants rouges du respirateur indiquant que tout fonctionne.
Rituels de la journée dans la maison : le hadj, qui chaque matin, ouvre la lourde porte d’entrée de la villa, puis sort replier les deux battants en bois de la fenêtre de la chambre, les loge l’un après l’autre dans des niches fixées à la façade ; la balustrade en boiserie ajourée – dernière trace de l’architecture ottomane ; la mère, qui pose sa bassine dans la cour au pied du citronnier, étend sur le fil sa dernière lessive à côté du tuyau en plastique de l’appareil à ventilation désinfecté le matin même, ses ablutions à la fontaine puis le frottement trainant de ses babouches jusqu’à la pièce dédiée à la prière.
Les sauts du petit neveu, de savants dandinements pour garder l’équilibre sur le lit, un champ de bataille, les regard en biais sur des orteils étrangement empilés, les draps au plus vite réajustés.
La petite chaise à droite du lit. Se pencher et embrasser son front lisse. A cette heure-ci, une série américaine à l’eau de rose à l’écran.
Prêts : tout l’attirail de ciseaux et d’accessoires de rasage.
Un haut-parleur, diffuse l’heure du feu d’artifice de ce soir.
TEMOIN 3
Bouffées d’air métronomiques tirées de son respirateur. Elles s’affolent d’un coup. Maigre butin de frémissements qui l’arrache quelques instant à cette voix boursouflée de douleurs qui le hante, celle qui parle en lui, sans lui, et sans pitié le noie. Son corps tout plissé des mémoires de l’histoire moribonde de son pays, son corps, un lieu qu’il n’a pas choisi.
Il acquiesce aux effleurements de mes mains sur sa peau. Lentement, avec un blaireau en poils synthétiques, je recouvre d’une onctueuse mousse blanche ses joues pleines, sa moustache et son double menton. Puis je passe et repasse savamment la lame à manche en bois que son père n’omet jamais d’aiguiser – allant parfois dans le sens du poil, parfois dans le sens contraire. Il ferme les yeux, n’entend plus rien que le délicat crissement râpeux de cette lame qui parcoure son visage et, à chacun des rinçages, le clapotis de l’eau tiède quand l’outil s’ébroue dans le bol. Il voudrait pouvoir choisir les valeurs du temps, celui autorisé à durer à l’infini et celui à qui on interdirait de sévir même une seconde de plus. Je sèche son visage, sa peau le tiraille. Je l’enduis d’une huile au parfum vétiver, celui qu’il préfère.
TEMOIN 4
Elle connait les petits gestes qui me font du bien.
Les yeux fixés au plafond, je me délecte, et guette le tumulte matinal.
Des anonymes invisibles passent sur mon trottoir. Certains traînent savates, d’autres marchent au pas de course. Quelques capuches de burnous spécialement choisies colorées pour ce jour, passent à ma hauteur. Entre deux feux verts des passantes s’arrêtent. Ces brèves de trottoir arrivent jusqu’à mon lit.
- Vous revenez du marché demande une voix perchée, à une autre sous l’emprise bruyante d’un jeune enfant impatient qu’elle tient sans doute dans les bras.
- Oui et j’ai dû me battre avec le vendeur ! Mais pourquoi, vous la coupez la poitrine d’agneau, je ne vous l’ai pas demandé…
Une voiture freine bruyamment. La voix perchée pousse un petit cri. A-t-elle risqué de se faire écraser ?
TEMOIN 5
Un portable sonne. Comme une mêlée de rugby familial autour d’un ballon ovale. Nous entendons un souffle haletant, des saccades de rires. Il parle fort. Il fait chaud dans la chambre et là-bas : des escaliers entre les douirettes, les pans de murs qui ne tiennent qu’appuyés les uns contre les autres, les échafaudages et travaux d’étaiement qui coiffent et retiennent les façades éventrées des maisons ; couches superposées de peintures ocres ou bleutées, pelures de tapisseries délavées agrippées aux parois chancelantes ; inextricables enfilades de traverses en métal, entre fils à linge et draps mouillés dans des encadrements de fenêtres vides, flirtent avec fils électriques et téléphoniques.
Nous parviennent des clameurs. Il nous raconte. Se dirigeant vers un point d’eau, en trottinant d’un pas sautillant et vif, un petit monsieur en costume cravate et chapeau traditionnel porte une immense cage à oiseaux d’une main, et en bandoulière sur l’épaule, une mandoline. Il se met à entonner un chant : « Maknine, maknine… ».
TEMOIN 6
Dans cette chambre inconnue, les réminiscences du cauchemar de cette nuit réapparaissent à ma mémoire. Une silhouette s’éloigne dans l’immensité aveuglante d’un désert poussiéreux, tel Moïse fuyant l’Egypte par la mer rouge asséchée. La silhouette manque de tomber à chaque pas, porte sur chacune de ses frêles épaules, deux corps sans vie.
Dans un effort incommensurable, je tente de sortir ma trousse d’infirmière, puis mon appareil photo… En vain.
Son corps tout plissé des mémoires de l’histoire moribonde de son pays, son corps, un lieu qu’il n’a pas choisi.
Peut etre une definition de l’exil
Merci pour cette phrase que j’aurais aime ecire et vos descriptions tout en lenteur, langueur, poesie.