#Histoire#05| Osamu Dazaï, vues de l’esprit

Le violoniste

Je touche les cordes et le bois tremble sous mes doigts, et la pièce résonne à son tour.
Les murs, les recoins, le plancher, tout se teinte de micro-mouvements perceptibles.
Le chien, une statue, celui qui ne bouge pas semble plier l’espace autour de lui sans le savoir, les fleurs ondulent sous un courant que je ne contrôle pas,.
Chaque note s’étire dans l’ombre, se répercute contre les surfaces et se replie avant d’atteindre le sol.
Je ne joue pas pour eux, je joue pour la matière elle-même, pour les reliefs et les interstices, pour ce qui échappe à toute désignation.
Et lorsque mes doigts cessent, le silence continue de vibrer doucement, le lieu retient la mélodie.

La porteuse de fleurs

L’air est lourd ici, il retient chaque parfum, le garde contre lui, comme une peau qui ne veut pas se laisser traverser.
Quand j’entre, le silence se ferme autour de moi, il plie un instant, puis reprend sa forme, exactement.                                                                                                                                               Je dépose les fleurs sur la table, et aussitôt le lieu se déplace.
Le bois change de couleur, l’ombre recule d’un pas, la lumière cherche une autre issue.
Les pétales se reflètent sur les vitres, le dehors voudrait-il entrer ?                                              Le violoniste a cessé de jouer ; il me regarde sans me voir.
Le son qu’il n’a pas joué continue pourtant de vibrer, suspendu dans le coin de la pièce.           Et celui qui ne fait rien, celui qui reste, je le sens derrière moi.
Son immobilité attire la lumière ; c’est à cause de lui que tout tient encore.                             Les fleurs ne disent rien.
Elles s’ouvrent lentement, comme si le temps ici devait être respiré avant d’être vécu.
L’odeur monte, se mêle à la poussière, et je comprends que le lieu n’attend pas qu’on le regarde il attend qu’on s’y perde.                                                                                                                        Le chien suit mes gestes, il sait avant moi où je poserai la main.
Je sens son écho, il porte quelque chose du lieu, une mémoire sans mots.

Le chien

L’air en risées.
Je le sens avant de l’entendre.
Chaque pas, expiration, froissement fait bouger la poussière invisible.
Le lieu respire sous mes pattes, il parle bas, dans une langue de chaleur et d’harmonies.                La femme entre avec les fleurs — le parfum est tranchant, nouveau, il fend la pièce comme une lame douce.
Le son du violon s’y glisse encore, ténu, presque fini, mais je le sens dans le sol.                   Celui qui ne bouge pas déplace tout sans rien faire.
Son calme est un poids : il tire le silence à lui, il retient la lueur.                                                          Parfois, j’entends un pas qui n’existe pas.
Une présence derrière la porte, ou plus loin encore, là où le lieu s’ouvre sur le dehors.                    Le bois, la pierre, le tissu, tout a une odeur précise.
Ensemble, elles forment un cercle qui m’enferme et me rassure.                                                                   Je garde la tête basse.
Si je levais les yeux, je verrais ce que les autres ne peuvent voir :
la trace d’un souffle sur la vitre, un mouvement qui ne commence ni ne finit.                                  Alors je reste.
J’attends.
J’écoute le lieu battre doucement sous mes pattes.
C’est lui qui veille, pas moi.

L’accordéoniste

Je pose mes mains sur les touches, la pièce se tend et se relâche avec chaque note.
Les murs vibrent, chaque son dessine un chemin invisible que personne ne suit.                     Le bois craque sous mes pas, les panneaux réfléchissent des harmoniques que je ne joue pas.
Un éclat parcourt les cordes métalliques, un pinceau timide colorant mes gestes.                    Le chien dort, ou peut-être capte-t-il les micro-ondes que je fais danser ? Je n’essaie pas de savoir.
Les fleurs tremblent à peine, comme si elles craignaient le moindre mouvement.
Celui qui reste assis se fond dans le silence ; il ne participe pas, mais son immobilité se mêle aux vibrations.                                                                                                                                          Je joue pour les angles, pour les espaces vides qui retiennent tout, ce qui sans paroles se devine et ne se voit pas.                                                                                                                    Chaque note s’éteint avant que je puisse la saisir.
Rien à comprendre, rien à retenir. Juste le mouvement du son et des résonances, le lieu qui dialogue avec moi, que je sens et qui m’atteint sans que je puisse le nommer.

L’absente

Je marche dans le mur.
Il cède comme un drap humide. De l’autre côté, tout est plus lent, tout respire à l’envers.
La table flotte, immense, un radeau de bois dans un air sans air.                                                    Je les vois — ou plutôt, ils me traversent.
L’homme assis pèse plus lourd que la pièce. Sa patience tord le temps.
Le chien garde l’éclat dans sa gueule close. Il sait. Il m’a sentie passer.                                           Le violoniste bouge les doigts sur des cordes qui n’existent pas ici : elles sont devenues lignes d’eau, et le son y dort, replié.
La femme aux fleurs a laissé tomber une tige : elle pousse lentement vers le plafond.                Je ne sais plus si je suis dedans ou dehors.
Le lieu m’absorbe, me redonne, m’efface. Il écrit avec moi des phrases que je ne lis pas.            Parfois, une vitre respire.
Alors je crois voir ma propre main, posée sur l’air, ouverte.                                                            Je n’ai pas de nom ici.
Je suis ce qui passe entre eux, ce qui relie le son au parfum, le geste à l’attente.                       Et lorsque le silence devient trop clair, je disparais un peu plus — dans la lumière du bois, dans l’halètement du chien, dans le tremblement du lieu.

La cycliste

Je m’appuie sur le guidon, les freins grincent doucement, la roue caresse le sol de la pièce.
La porte est entr’ouverte et je ne sais plus si le vent est dedans ou dehors.                            Le violoniste plie ses doigts sur le bois comme si je pouvais couper les cordes en deux, mais je ne touche rien, je ne touche personne.
Le chien lève la tête, le temps se fige à l’instant où ma présence s’infiltre dans la pièce.              La femme aux fleurs recule d’un pas, comme pour que je trouve ma place, mais aucune place n’est libre, et pourtant le sol me fige.                                                                           Le silence pulse sous mes pédales immobiles, je sens les contours, le plafond, les vitres ; tout se dilate quand je me tiens là.                                                                           La lumière tombe et glisse sur ma veste, elle me traverse, elle m’écrit sur le dos des yeux du monde.
Celui qui ne bouge pas me fixe à travers l’air, et je sais que je ne comprends pas encore ce qu’il retient.                                                                                                                      Je respire avec le lieu. Les murs battent comme des poumons, la poussière danse entre mes roues et mes mains.
Chaque mouvement fait un son que je n’entends pas mais que je sais vivant.                                        Et je reste là, suspendue, sur le seuil, entre dehors et dedans, entre eux et moi, entre ce qui s’écrit et ce qui attend de l’être.

Le lieu

Je ne bouge pas, et pourtant tout s’agite en moi.
Les pieds qui frappent, les doigts qui effleurent, les roues qui frôlent le sol, tout laisse une trace que je retiens.
La lumière descend et glisse sur chaque surface, elle se fige un instant sur le bois, les vitres, les cordes, puis poursuit sa route.
Les fleurs déposées s’inclinent, elles modifient l’équilibre de l’air, mais rien ne tombe.           Les corps parlent sans mots, leurs gestes dessinent des lignes que je garde intactes gravées dans mes murs.
Le violon, l’accordéon, les pas, les mouvements du chien et de la cycliste composent un rythme que je connais depuis toujours.                                                                                               Les coins, les plafonds, les sols, tout participe.
Je vois et j’entends sans dire, je rassemble et je retiens sans choisir.
Les présences viennent, elles repartent, elles glissent sur moi comme l’eau sur la pierre.        Rien n’explique rien.
Tout est là, disponible, patient, attentif, prêt à accueillir encore ce qui s’avance, ce qui reste, ce qui n’a pas de nom.
Je suis le lieu, et rien ne m’échappe.

6 commentaires à propos de “#Histoire#05| Osamu Dazaï, vues de l’esprit”

    • Catherine, Merci dans ce cas les sensations racontent, pour moi c’est plus simple.

  1. Je suis transportée, émerveillée.
    Du Debussy, du Baudelaire, un Je ne sais quoi qui anime le cœur.
    Et une belle mise en page.
    « Ici, tout n’est qu’ordre et beauté,
    Luxe, calme et volupté »

    • Merci Louise, je ne sais où je vais mais j’y vais presque sans y penser, je me laisse guider, c’est une expérience que je ne connais pas vraiment.