# les mardis 2024-25 | Saison 2

1 | lieux où on a dormi (Perec)

dans le noir de l’avant l’aube et le demi-sommeil du départ en vacances transbahutée dans les bras de mon père déposée à l’arrière du camping-car les rêves bientôt striés de réverbères dans la fente ajourée du rideau à pression, et sous la joue le rêche de la couverture et le frais de la nuit qui fait s’enfoncer un peu plus encore dans le sac de couchage et dessous le moteur et le corps qui vibre dessus et les rêves qui absorbent la route

et le corps douloureux à force de se recroqueviller et les voyages de fête quand par miracle l’avion n’est pas plein et que le corps peut se déplier sur trois ou quatre sièges, ceinture malgré tout attachée pour ne pas être réveillée par le personnel de bord pendant les turbulences

en voiture où le corps, surpris par le sommeil, résiste parfois puis finit par s’abandonner, les yeux se ferment, la bouche s’ouvre, la tête peine à trouver assise stable, et puis la sensation de la main voisine qui parfois la remet d’aplomb, et le réveil tout soudain dans le rêve d’une chute brutale – on a manqué une marche – et l’on se rassure, ce n’était rien, le paysage a changé, c’est tout

où l’on s’était promis un lever de soleil sur les Îles Sanguinaires, et puis finalement l’opportunité de dormir en cabine, et quand on ouvre les yeux, on s’aperçoit qu’il est trop tard et l’on se dit qu’on aurait préféré dormir sur le pont à portée de ciel de mer de lune et de lever de soleil

sommeil qui-vive, en alerte, pour ne pas manquer la gare…

où l’on sait où l’on s’endort sans savoir où l’on va se réveiller, paysages aux aguets, aimer cet état de demi-somnolence où le corps et l’esprit absorbent tout de la lumière et de la nuit du paysage urbain et du paysage rural, et des visages croisés furtivement, et l’on se dit que ça doit faire matière à rêve tout ça 

2 | portes (Perec)

Dans ton souvenir, la porte n’est plus. Elle a disparu. Pourtant, tu l’as franchie ce soir-là. Une fois la porte ouverte, tu as posé le pied sur le seuil gris cimenté encore tout tiède dans le soir d’été. Pour retrouver la porte, il faudrait retrouver la photographie de cet autre jour. Ta sœur déguisée et maquillée, assise sur le seuil cimenté avec les talons de votre grand-mère maternelle. La porte était derrière, dans le cadre. Forcément. Mais pour l’heure, la porte se ferme. Le bruit de la porte qui se ferme. Car ils l’ont fermée avant de partir et de vous laisser, ta sœur et toi. Tu l’as entendu, ce bruit de porte qui se ferme. Tu l’as guetté. Ce bruit. Un claquement. Sans doute. Le claquement et puis le silence. Dans la pénombre des volets fermés, les lamelles de lumière du soir d’été qui tombe découpent le silence, et dedans, sans doute, la respiration régulière de ta petite sœur, au-dessus de toi, dans le lit superposé. Tu ne sais plus. Peut-être. Mais, le silence sur la porte d’entrée de la maison qui vient de se fermer. Ça tu te souviens. Une porte, l’été, on la laisse ouverte, surtout le soir, pour faire entrer la fraicheur. Mais ils l’ont fermée. Car ils sont partis. Quand on part, on ferme la porte. L’ont-ils fermée à clé. Tu ne sais plus. Tu ne sais plus, si au bas de l’escalier, face à la porte fermée, tu ne sais plus si tu as dû tourner la clé. Y avait-il seulement une clé à tourner de l’intérieur. Un verrou peut-être. Un peu en hauteur. Tu as peut-être dû te mettre sur la pointe des pieds pour tourner le verrou. Tu ne sais plus à quoi ressemblait le verrou. S’il y en avait un. Tu ne sais plus la matière de la porte. Sa couleur. Porte lisse. Porte à moulure. Porte en bois. Ou pas. Dans la pénombre intérieure de ce soir d’été, tu as tourné la poignée. Ou le bouton de porte. Tu ne sais plus. De l’autre côté de la porte, la rue écoute : elle est vide et profonde. Elle ne s’arrête jamais. Elle dévore tout sur son passage. C’est l’été au carrefour des trois maisons, et ça ne l’est pas. La forêt n’est pas loin. Les larmes sont sorties de leur lit. Le cœur déborde. Le père a eu honte, dira-t-il plus tard. Le soir et l’enfant tombèrent. La mère, elle, ne sait plus, elle non plus. Sans doute ne pourrait-elle pas décrire la porte d’entrée, elle non plus. La fillette dort, ou pas. La voisine vaque. De tout ça tu te rappelles. La porte franchie, tu ne sais plus.

3 | Alain dans le petit matin (Perec)

[6h00] Yeux grand ouverts sur les découpes du jour dans la pièce, Alain compte les six coups de la cathédrale et se lève comme chaque matin à la même heure. Sauf le dimanche. En souvenir de sa mère. Qui offrait sa peau, ses os, sa chair et son sang au sommeil. Qu’elle disait.

[6h10] Alain nettoie méticuleusement son seuil de porte avec son vieux balai et les trois marches cimentées qui donnent sur la rue pavée. Il descend à mesure que la poussière du matin s’envole. Il a l’impression de chasser les cauchemars qui ne manquent pas de le visiter chaque nuit.

[6h15] Il se retourne et contemple sa « demeure ». Il a trouvé ce mot dans le vieux dictionnaire déniché sous un matelas crevé dans l’une des cellules de l’ancien monastère.

[6h30] Alain s’assure que son voisin Alain – il porte le même nom – n’est pas mort. Il frappe trois coups aux volets de la case. Ca répond trois fois. En miroir. C’est le code. Alors Alain sourit.

[6h40] Alain se prépare un café dans la machine magique. Elle vient d’Italie ! avait précisé Alain, le voisin, en la lui tendant, triomphant.

[6h43] Accroupi à même la rue pavée devant son petit réchaud à gaz, il écoute la machine chanter et gargouiller et faire remonter magiquement l’eau transformée en café. en ouvrant prudemment le chapeau de la cafetière, c’est un autre mot qui surgit : transsubstantiation ! Et il sourit.

[7h00] Les employés de la blanchisserie ouvrent le grand portail. Bientôt ça va sentir bon. Alain sourit.

4 | ville non-ville (Perec)

Ici la ville s’essouffle. L’Aqueduc de Petite Guinée et ses vieilles pierres voûtées mangées d’herbes marque la frontière. Inventorié « en ville » pourtant par les services du patrimoine du Ministère. N’en déplaise. La ville s’essouffle. Sous l’aqueduc. Dans les méandres de la ravine Du Lion. Un ruisseau de hautes herbes que les ondes tropicales font grossir et qui rejoint la Rivière aux herbes. A partir de là plus rien n’est certain. La Ville devient Feuille. Un petit chemin cimenté toutefois, à droite de l’aqueduc. Et puis des traces de ville. Des maisons encore. Des marches. Et puis des cases. Certaines habitées, d’autres non. Quelques visages guettent celui ou celle qui s’apprête à quitter la ville. Et puis le béton et le ciment cessent. Abruptement. Pour laisser place à un petit sentier de terre. Et c’est alors un éboulis d’herbes, de plantes, d’arbustes, de grands arbres avec le bleu du ciel parfois dedans tout en haut et le rouge des flamboyants au mois de juin. La ville cesse. La forêt presse. Et le long, obscurément, la ravine du Lion, toujours, qui rejoint le chemin de la Petite Guinée, de l’autre côté du pont.  En contrebas du pont de la Rivière aux herbes. La ville n’est plus, là soudainement. On ne la voit plus, on ne l’entend plus. Si on regarde un plan, on voit pourtant qu’elle presse, qu’elle ne s’arrête jamais, que rien ne l’arrête si ce n’est la mer ou le volcan. Mais là, un petit territoire fait sécession, ici la ville marronne. Il suffit pourtant de remonter le grand escalier de pierre et là revoilà : pulsations des moteurs sur la grande montée vers la ville prochaine. Mais là, en contre-bas, oui, la ville s’essouffle, elle expire dans le vert des herbes folles et le vent dans les grands arbres.

6 | dans les marges (Goldsmith)

(Il est posé à gauche de mon ordinateur au sommet d’une petite pile, je l’ouvre au hasard, et le passage m’appelle et c’est déjà incroyable que ce soit ce passage tu t’es dit sans connaître la suite) | Me voilà, rêveur-mangrove | (les doigts et les touches du clavier rétroéclairé et le rectangle blanc de l’écran et les mots qui s’alignent dans la pénombre de la chambre) | épousant cette volcaille de pays | (et le traitement de texte qui ne reconnaît pas les mots nouveaux, les mots inventés, langue soufflée, proprement sidérante, à chaque fois) |, ses cassées, ses disparitions, ses ensouchements forcés | (le rythme et les mots de Chamoiseau dans le bruit discret de la climatisation et les fragments de feuilles de bananiers là dans l’espace de fenêtre du volet pas tout à fait fermé et que tu réouvres, pas de soleil aujourd’hui, le bruit du volet) | son déroulé hagard | (et le vert à plein de la végétation par la fenêtre d’arbres dont tu ignores le nom, d’épiphytes, de lianes, des nuances de vert pour qui il faudrait aussi inventer des mots) | Me voilà rêveur-feignant, clapotant de la tête sur des boues oubliées, agrippant des présences vaporeuses | (tu écris dans les mots de Chamoiseau et tu n’arrêtes pas de te dire que c’est incroyable, ce qui arrive là, et depuis ce matin, alors même que tu n’aimes pas cette phrase « il n’y a pas de hasard », phrase que l’on t’a encore doctement assénée hier et tu as soupiré hier aussi) | laissant aller, laissant aller | (tôt ce matin, le jour n’était pas tout à fait levé, le réveil lourd et pesant de mauvais rêves, de ceux que l’on est bien incapable de raconter mais qui vous laisse un goût de boue qui empèse ce début de journée alors même qu’il te faut retrouver les élèves) |dans des incertains inutiles, des rafales de possibles, des accidents, des trajectoires tourbillonnantes | (et le rêve posé là en salle 05, et le hasard, et le récit, les surréalistes, déposer la raison sur la table et laisser faire laisser aller et les regards scolaires dubitatifs d’abord et puis on se prend au jeu, et les images qui surgissent et les sourires et les yeux étonnés de ce qui surgit) | laissant aller, laisser rouler | (où l’on se dit que tout compte fait le hasard fait bien les choses et que les mots de Chamoiseau et les élèves ce matin et l’écriture là maintenant finissent de te défaire de la boue marécageuse de la nuit) | Me voilà, rêveur-rivière | (tu aimes ces répétitions qui scandent le passage, elles ont accroché ton regard en ouvrant la page au hasard) | peu apte à comprendre mais butinant à ce pollen mental en de languides plaisirs | (tu n’aimes pas ce mot « languides », il faudrait vérifier ce qu’il veut dire, exactement) | Quand je fus de retour au pays, après dix ans en terre de France | (dans le bruit de travaux dans la rue et l’image de la cour derrière toi décharge casse automobile déchetterie tu hésites tu te demandes quel est ton pays dans les mots de Chamoiseau) | je poursuivis ces rêves en réinstallant mon corps dans une réalité devenue disponible | (le soleil pas loin à travers la végétation) | (corps cassé et le mot en écho plus haut corps douloureux dans le jour revenu du volet ouvert) | le retour accorde aux yeux de clairvoyantes avidités | (je lis ces mots, et bien souvent il me faut les relire, et je me dis que pour moi ce sont les départs, oui décidément les départs qui m’ont autorisée qui m’ont permise de)  | on peut d’un coup de tête, d’un toucher de la main, s’impressionner d’une tremblade d’existence | (c’est pour de tels mots que j’aime tant et lire et écrire, quand le mot touche tout pile là où il faut et fait que l’on pose le livre, qu’on ferme les yeux, qu’on sourit, et que l’on se dit, c’est ça) | On voit. On écoute. On frôle. On s’entête. On sollicite. | (On vit en somme.)

7 | paysage(s)

C’est un rectangle vert. Il pleut et on dirait qu’il neige : les gouttes font de petits points blancs ronds épais qui se déposent légères et invisibles sur les feuilles de bananier. Et la pluie tout soudain, plus intense, et la neige fond en grosses gouttes d’eau qui se posent, globes transparents sur les feuilles épaisses, certaines s’accrochent, d’autres dégringolent en perles brillantes. Au fond du rectangle un arbre gigantesque envahi d’épiphytes et de lianes. Et tout autour une végétation dense que je ne sais nommer mais dont je peux deviner les feuilles toutes neuves d’un vert éclatant et les feuilles vieillies, plus sombres. Sous les assauts de la pluie et du vent, les feuilles plient, d’autres tombent. Ça frémit, ça mugit, ça palpite, ça se balance, ça luit. Quelques trouées. Tôle grise. Toit d’une case. Et puis la mer sans doute. Mais aujourd’hui tout est gris. 

Variation 1 : moins les subordonnées et la pluie d’un seul tenant

C’est un rectangle vert. Il pleut et il neige, on dirait, et les gouttes font de petits points blancs ronds épais, légères et invisibles sur les feuilles de bananier et la pluie tout soudain plus intense et la neige fond en grosses gouttes d’eau, globes transparents sur les feuilles épaisses, certaines s’accrochent, d’autres dégringolent en perles brillantes et au fond du rectangle un arbre gigantesque envahi d’épiphytes et de lianes et tout autour une végétation dense, les feuilles toutes neuves d’un vert éclatant et les feuilles vieillies, plus sombres et sous les assauts de la pluie et du vent les feuilles plient d’autres tombent et ça frémit et ça mugit et ça palpite et ça se balance et ça luit. Quelques trouées. Tôle grise. Toit d’une case. Et puis la mer sans doute. Mais aujourd’hui tout est gris. 

Variation 2 : on dirait

On dirait. Ce serait un rectangle vert. Il pleuvrait et on dirait qu’il neige : les gouttes feraient de petits points blancs ronds épais qui se déposeraient légères et invisibles sur les feuilles de bananier. Et la pluie tout soudain, plus intense, et la neige fondrait en grosses gouttes d’eau qui se poseraient, globes transparents sur les feuilles épaisses, certaines s’accrocheraient, d’autres dégringoleraient en perles brillantes. Au fond du rectangle un arbre gigantesque envahi d’épiphytes et de lianes. Et tout autour une végétation dense que je ne saurais nommer mais dont je pourrais deviner les feuilles toutes neuves d’un vert éclatant et les feuilles vieillies, plus sombres. Sous les assauts de la pluie et du vent, les feuilles plieraient, d’autres tomberaient. Ca frémirait, ça mugirait, ça palpiterait, ça se balancerait, ça luirait. Quelques trouées. Tôle grise. Toit d’une case. Et puis la mer sans doute. Mais ce jour-là tout serait gris.  On dirait.

Variation 2 : il y a de cela très longtemps

Il y a de cela très longtemps. C’était un rectangle vert. Il pleuvait et on aurait qu’il neigeait : les gouttes faisaient de petits points blancs ronds épais qui se déposaient légères et invisibles sur les feuilles de bananier. Et la pluie tout soudain, plus intense, et la neige fondait en grosses gouttes d’eau qui se posaient, globes transparents sur les feuilles épaisses, certaines s’accrochaient, d’autres dégringolaient en perles brillantes. Au fond du rectangle un arbre gigantesque envahi d’épiphytes et de lianes. Et tout autour une végétation dense que je ne savais pas nommer alors mais dont je pouvais deviner les feuilles toutes neuves d’un vert éclatant et les feuilles vieillies, plus sombres. Sous les assauts de la pluie et du vent, les feuilles pliaient, d’autres tombaient. Ça frémissait, ça mugissait, ça palpitait, ça se balançait, ça luisait. Quelques trouées. Tôle grise. Toit d’une case. Et puis la mer sans doute. Mais alors tout était gris.  Il y a de cela très longtemps.

10 | photographe (Cortazar)

Si j’étais photographe, je serais chercheuse de fragments. Il faudrait à force à force exercer l’œil, affûter le regard, quitter le plan large, oublier le panorama, renoncer au grandiose, épouser le petit, accrocher le détail, faire lumière sur ce qui s’oublie. Et faire paysage. Il faudrait pour cela des heures et des heures de marche, yeux fermés, yeux ouverts, tenter des expériences comme faire quelques pas en fermant les yeux, marcher avec un casque sur les oreilles pour devenir sourd au bruit du monde, mais surtout, déambuler, yeux et oreilles grand ouverts, arpenter, capturer les bruits de la ville et de la forêt, sentir la respiration de la mer, absorber les gestes, les voix, saisir ces bouts de rien qui font monde. Smartphone en main. Maniable, discret, parfait pour la déambulation tout terrain. Mais si j’étais photographe, il faudrait m’équiper. Trouver l’appareil parfait. Dans tous les cas, rien de saurait remplacer l’œil et l’attention au bruit du monde.

Je ne suis pas photographe, mais je me console en imaginant la collecte. Bouts de monde, bouts de vie, bouts de réels cadrés pour des rapprochements inédits : grain de peau contre grain de mur ou nervures de feuilles, rougeur de la tôle contre bois fatigué, bout de ciel contre bout de mer, peau des arbres, matière contre matière, couleur contre couleur et la photographie serait texture…le spectateur voudrait la toucher comme on a parfois envie de caresser une statue.  

Prévoir la juxtaposition des fragments sur un grand mur dans l’espace public, offerts à tous les passants. Et dans des lieux publics partenaires, médiathèques, mairies, écoles, collèges, lycées, la reproduction des fragments pour que chacun puisse manier, toucher, choisir, agencer et faire monde, faire paysage nouveau, et les fragments démultiplieraient l’œil et le regard et l’œuvre à l’infini.

Chasser le fragment et le capturer. Et puis réinventer. Parce que le réel ne suffit pas.

12 | J’ai décidé d’arrêter d’écrire (P. Patrolin)

J’ai décidé d’arrêter d’écrire. Il m’est déjà arrivé dans ma vie de cesser d’écrire, mais jamais de décider d’arrêter d’écrire. On peut décider d’arrêter de fumer, ou de boire, mais décider d’arrêter d’écrire, c’est autre chose. Décider d’arrêter d’écrire, c’est couper court au désir. C’est ravaler délibérément les mots, les enfermer en soi, dans la tête, dans le ventre, dans la gorge, dans la bouche, les mastiquer soigneusement, les avaler et les digérer. Pour les empêcher de sortir. Décider d’arrêter d’écrire, c’est cesser de respirer en lettres, en mots, en phrases, en sons, en rythmes, en silences. C’est ranger le filet à papillons, s’empêcher dans un bistrot ou dans la rue ou sur un banc ou dans le train, de sortir son carnet rose à spirale ou tout autre carnet longuement choisi en papeterie, ou son application « Notes » du smartphone. C’est laisser infuser en soi l’espace et le temps, les bruits et les visages sans pouvoir les extraire les fixer les métamorphoser en mots en phrases, c’est laisser mourir les fragments de réel. Mais décider d’arrêter d’écrire, c’est aussi décider d’arrêter de désirer prolonger le geste de lire. Radicalement, décider d’arrêter d’écrire implique la décision d’arrêter de lire. Pour faire bien les choses et tuer complètement le désir. Décider d’arrêter d’écrire, c’est décider d’arrêter d’essayer de survivre au réel.

13 | sur les marches du palais (M. Winckler)

Une fois la volée de marches franchie, sortir la convocation pendant la première vérification des sacs. Présenter une pièce d’identité pour obtenir un bon de circulation. Franchir les portiques et contrôles de sécurité. Suivre un service civique en baudrier orange dans les méandres du grand bâtiment. Croiser du regard les grands mots, Cour d’Appel, Tribunal d’instance, Juge d’application des peines, de salle d’audience en salle d’audience, apercevoir des grilles, de hauts murs, des escaliers et dans le dédale des robes noires et blanches, des dossiers sous le bras, des pas pressés, des égarés. Et puis tout au fond, s’asseoir sur les grands bancs de bois du Juge des Affaires Familiales. Des hommes et des femmes, immobiles, visages fermés, corps tendus dans une solitude figée et un isolement des corps. Un jour, ils ont été un couple. Un jour, ils ont fait des enfants. Un jour, plus rien n’a été. Tout autour, le bourdonnement des robes qui se saluent, s’interpellent, entrent et sortent du bureau du juge.

Il n’est pas venu. Deux heures que j’attends, il n’est pas venu. L’avocate dit ne pas avoir reçu la date de l’audience. Il n’est pas venu. Tu comprends que la situation est compliquée, on ne peut pas le priver de voir son enfant, envoyer des photos ne suffit pas. Il n’est pas venu. Deux heures que j’attends. Il nous manque l’expertise psychiatrique. En l’absence des pièces justificatives, je crains que votre dossier ne soit renvoyé. Où est mon contradicteur ? Je comprends bien, mais il n’arrête pas de la harceler, il en va de sa santé mentale. Votre avocate ne viendra pas. Vous avez pu réunir toutes les pièces. Vous savez que pour protéger ses parents, un enfant peut mentir. C’est souvent le cas dans les agressions sexuelles. Je ne vous retiens plus, je suis désolée, je vous communiquerai la date de la prochaine audience.

Je m’appelle Alain et je suis mort dans la nuit du 29 juin 2023 dans l’incendie de mon royaume. Pour être plus précis – et vous aurez peut-être du mal à y croire mais c’est pourtant aussi vrai que Saint-Antoine de Padoue encore debout dans la dévastation –   c’est mon âme qui est morte cette nuit-là. Et c’est mon corps qui au petit matin a découvert mon âme morte. Mon corps s’est décroché ce soir-là – et bien lui en a pris –, comme il peut lui arriver quand je fume trop d’herbe. Pendant que mon âme brûlait, mon corps passait la nuit sur le fauteuil défoncé de la plage des pêcheurs face au reflet de lune traversé de poissons-volants – mais là encore vous n’allez pas me croire et vous allez dire que je délire. Mais je le dis – aussi vrai que cette page de dictionnaire roussie que je tiens au fond de ma poche – mon corps divaguait. Mon âme brûlait. Je raconte mon histoire à qui veut bien l’entendre sur les marches du palais.

15 | il me dit / j’me dis (L. Gaultier)

Denis, il me dit

C’est pas humain de faire travailler les gens à cette heure-là, en plein soleil. Tu sais, on aurait dit que le goudron, il fondait. De la mélasse ! Tu m’écoutes ?

J’me dis

… ta bouche fait des ronds et s’étire, s’ouvre et se ferme et les mots dehors Denis roulent dans ma tête avec Denis dedans son grand sourire et le goudron, ça oui le goudron, et la mélasse, ça oui la mélasse, j’essaie, j’essaie, je m’accroche à la bouche de Denis, je m’accroche, goudron mélasse soleil, pour toi mon Denis, dès qu’ils sortent j’essaie de faire entrer les mots doucement, un à un, dans la tête dans l’ordre, bien comme il faut, comme il m’apprend mon Denis et puis soleil goudron mélasse, ça oui, les mots trébuchent, les mots tombent, ils roulent dans ma tête, alors je regarde Denis de toutes mes forces mais les larmes montent, le soleil cuit trop, ça, c’est ça, le soleil me cuit et dedans le corps bout et les mots de Denis avec bout grille cuit crie, Denis !

16 | le problème avec le volet roulant (Barrault)

Le volet roulant électrique de la grande porte-fenêtre du salon ne fonctionne plus. Le mécanisme tourne dans le vide avec un bruit de roulement inutile. Immobile à mi-parcours. Ne reste plus qu’une moitié de paysage extérieur. Ce n’est pas qu’il en vaille la peine, ce paysage : une terrasse au carrelage jaunie et une rambarde écaillée et rouillée. Un immeuble gris de l’autre côté de la rue et le bout de ciel en haut, visible si on met un pas sur la terrasse et si on lève un peu la tête. Mais tout de même. Ouvrir la grande baie vitrée. Laisser entrer la lumière. Ou bien se calfeutrer les jours de tempête. Prendre un café sur la petite galerie extérieure. Impossible désormais sauf se contorsionner. Heureusement, le propriétaire ne tarde pas à venir. En deux heures, il démonte et remonte le mécanisme. Il fallait « tout simplement » remplacer une toute petite pièce en plastique blanc. Dans le soir qui tombe, je rêve un moment sur ce « tout simplement » et j’actionne avec satisfaction l’interrupteur de mon volet roulant. Mais voilà qu’au petit matin, alors que j’actionne, dans l’autre sens, l’interrupteur de mon volet roulant avec la très grande satisfaction de me souvenir qu’il est réparé, surgit, en lieu et place du carrelage jauni, de la rambarde rouillée, de l’immeuble gris et du bout de ciel invisible, de grandes mers et de vastes océans là tout au bord de ma baie vitrée. Et c’est ainsi depuis. Chaque matin, j’actionne l’interrupteur de mon volet roulant, j’ouvre grand les yeux et me prépare à recevoir le paysage du jour : landes de bruyères à fleur de falaise, vaste désert jaune à l’horizon tremblant, forêts denses et luisantes de pluie, grands fonds marins peuplés de bêtes curieuses. Je n’ai rien dit à mon propriétaire.

17 | écrire (J. Dupin)

Ecrire le vivant, les corps qui tracent un sillage, capturer les visages et le mouvement dans la ville pour ne pas qu’il s’échappe…

…il descend la rue, happé tête et bras ouverts en avant sur lui-même, oui, harponné par son propre corps, en chemise rose et pantalon blanc, des yeux grands ouverts d’enfant aux cheveux blancs, et il sourit, étonné et joyeux de ce corps qui vole vers une destination qu’il ne connait pas encore…

Ecrire les cris, les mots qui ne sortent pas, ou trébuchent, écrire l’informulé et l’inarticulé dans les yeux affolés…

…Denis au bout sous les arbres à l’ombre sur un banc qui ne la voit pas encore et la bouche qui voudrait crier l’appeler et les mots à fleur de lèvres décomposés dans l’air du front de mer crevés en onomatopées et les larmes qui montent aux yeux dans la foule de visages croisés et le corps perlant de sueur sous la robe fleurie et Denis au bout qui n’en finit pas d’être là et qui ne l’entend pas…

Ecrire dans la ville les silhouettes qui échappent, font effraction, fissurent l’ordre du jour

… un homme bras tendus, gris, barbe mal taillée, pantalon de flanelle usée, chemise froissée, baskets usées, mains accrochées ferme à la grille d’une porte qui mène sur une friche d’herbes folles et de vieilles pierres, et s’accroche et crispe ses mains sur les barreaux comme si sa vie en dépendait, et secoue la grille, n’a de cesse, à rythme régulier, obsessionnel, et le bruit métallique de fer forgé résonne dans la rue fissurant de son martèlement obsédant l’air du petit matin…

18 | silhouettes (C. Jeanney)

L’homme grille, regard fixe et bras tendus mains accrochées aux barreaux qu’il secoue en un rythme mat et régulier dans le matin clair

La femme bouche, qui jette son corps, sa robe fleurie et son parapluie en avant comme pour devancer son ombre et fuir le soleil

L’homme flamme, exilé de son royaume une page de dictionnaire à la main et des larmes sur ses joues grises de cendre

L’homme femme, l’air grave et sérieux, robe courte et colorée, qui toque à la porte de volets clos dans une cour grise

L’homme soleil, chemise rose pantalon blanc barbe grise qui descend la rue du Carmel en semant sur son passage les éclats de son sourire

L’homme errance, arpenteur d’asphalte

L’homme tambour, casque vissé sur les oreilles, lèvres et corps cadencés devant le PMU de la rue de la Cathédrale

L’homme faille, dont l’âme n’habite plus le corps

L’homme caddie, dont les pas précipités et les yeux brillants arpentent le parking du supermarché

La femme mangrove, joues creusées et regard perdu dans les eaux saumâtres de la folie

La femme cri, qui vocifère dans la nuit après avoir dormi tout le jour devant la devanture fermée d’un magasin en liquidation

19 | et j’atteste (Valet)

Et j’atteste au petit matin la dévastation du royaume au seuil des trois marches

Et j’atteste le cadre en béton noirci de suie la grille abattue et rougie de rouille

Et j’atteste le vrac de tôle et d’acier dans le ciel à peine bleui

Et j’atteste dans la nuit les flammes gigantesques à hauteur de lune

Et j’atteste le tremblement de la terre qui a saisi la ville et les corps et les rêves

Et j’atteste les larmes et les poussières de vent sur sa peau devenue pierre

Et j’atteste l’air grillé et le visage barbouillé de cendre

Et j’atteste les paroles débitées en chapelet de mots sans suite

Et j’atteste la folie qui s’est emparée de lui

Et j’atteste son errance dans les rues de la ville avec, dans les yeux, la fièvre de l’incendie

Et j’atteste le goût de cendre dans la bouche

20 | qui-vive (Artaud)

corps figé tétanisé pétrifié corps pierre corps écorce

Peur animale tapie sous l’écorce de la peau du corps qui voudrait devenir pierre. L’air circule encore, mais menu ténu silencieux, en filet ­­- juste ce qu’il faut pour, mais pourrait s’arrêter – et creuse encore dans le corps immobile ce qui voudrait vivre. Pour le reste, tout est aspiré : l’âme tout entière, les pensées les rêves les désirs, aspirés dans les pores de la peau du corps écorce, dissous dans les tissus le sang les os les artères les cellules, diluée l’âme toute entière dans la pétrification du corps crispé tendu figé où plus rien ne semble circuler si ce n’est le filet d’air et parfois, dans les tempes, les pulsations du cœur, et dedans le ventre-étang la pierre lourde qui entraine bientôt l’âme tout au fond, plomb au fond de l’étang-ventre, et la tête vide incapable de penser, tête-corps, organique, qui ne peut plus penser qui ne peut plus rêver qui ne peut plus désirer

21 | j’aimerais te raconter (Michaux)

J’aimerais te raconter les cataractes bleues échappées d’une trouée de ciel, la forêt de pins toute noire de se frotter à la nuit sans étoiles, les rêves pris en embuscade dans un défilé d’ombres, le soleil déversé, large flaque jaune, dans le lac tout entier et l’eau s’enflamme et l’air s’évapore et les longues pluies ont bu le soleil qui s’est éteint, un temps. Alors, on s’est tu. Il fallait attendre.

J’aimerais te raconter l’aube naissante, les reflets, les ombres, la ligne d’horizon, poreuse, grosse de traversées, et d’autres fois renversée, cul par-dessus tête, le ciel en bas la mer en haut, tête plongée dans un bain d’étoiles. J’aimerais te raconter le paysage trempé de nuit et le ciel délavé de lumière. Mais c’est arrivé. Alors on s’est tu.

22 | je suis (Poitrasson)

Je suis défaite, avachie, rabougrie, aplatie, abîmée, ravagée, absorbée, épongée, essorée, égouttée, éviscérée, recroquevillée

Je suis ce gars qui va pas, ce gars qui colle pas, ce gars qu’on voit pas, ce gars qu’on bouscule, ce gars qui sait pas, ce gars qu’on oublie, ce gars qui cause pas – mais qu’écoute – ce gars qui veut pas, ce gars qui peut pas, ce gars qu’aurait pu mais qu’a pas, ce gars qu’aurait dû mais qu’a pas, ce gars qu’a pas ce gars qu’a pas ce gars qu’a pas, ce gars-là, si seulement mais si seulement mais si seulement si, ce gars, ce gars si seul mais si seul qu’il, ce gars, ce gars qu’a, ce gars, ce gars, ce cas

Je suis le système, coûte que coûte, je fonctionne, je suis l’huile qui fait fonctionner la machine, je suis un rouage de la machine, et j’en suis fière, je veille à ce que la machine fonctionne, quoiqu’il en coûte, je suis une de celles et de ceux qui ont fait, font et feront que la machine a fonctionné, fonctionne et fonctionnera jusque dans sa dysfonction même,  jusqu’à ce qu’à force de faire fonctionner la machine, je finisse par dysfonctionner, jusqu’à ce que le système me mange me dévore me ronge me vide m’éviscère m’arrache la tête les mains les bras les jambes le cœur le crâne…

Je suis poings levés, bras dressés, révoltée, mutinée, dégondée, insurgée, soulevée, indignée

22 | synopsis (Poitrasson)

  1. Tu ouvres les yeux. Ton ventre se noue en même temps que les paupières s’ouvrent.
  2. Il fait nuit et dans cette nuit, des cris en bas. Qui peuplent tout. Le dehors et le dedans. C’est eux qui ont ouvert tes yeux et noué ton ventre.
  3. Tu guettes les bruits, les cris, les silences, entre. Ton corps est aux aguets. Pétrifié dans les cris.
  4. Tu respires peu, juste assez pour.
  5. Tu t’accroches à la nuit. A la chambre dans la nuit. La forme du lit, de l’armoire.
  6. Dans le carré de fenêtre ouverte, la lune, pleine. Un chat en ombre chinoise sur les étoiles. Tu t’accroches à ça. Pendant les cris.
  7. Silence. La nuit, ton corps figé, la lune.
  8. Tu déplies ton corps le plus doucement possible en appui sur les mains.
  9. Tu glisses ton corps contre le drap, tes mains te hissent. Tu te redresses sur le lit avec ton peu de respiration et la pâleur de la lune sur les draps.
  10. Tu remontes tes genoux, un à un, tu te tournes vers la fenêtre ouverte.
  11. Tu attends. Tu guettes.
  12. Une porte claque.
  13. Tu regardes la lune. Je crois que tu la supplies.
  14. Et puis à nouveau, les cris percent la nuit et nouent ton ventre, un peu plus. Le percent. Aussi.
  15. Tes mains enserrent tes genoux contre ton ventre-nœud.
  16.  Silence.
  17. Bruit d’une voiture qui démarre. Et s’éloigne. Tu es rendue à ta nuit.
  18. Tu entends la nuit dont les bruits avaient été annulé par les cris. Tu t’en rends compte maintenant que tu respires un peu plus, un peu mieux.
  19. Chant des grenouilles, miaulement d’un chat, vent dans les arbres, et dans la chambre par goulées d’air frais. Tout revient.
  20. Ton corps immobile encore.
  21.  Tu déglutis.
  22. Tu respires un peu plus largement.
  23. Et dans le vent de la nuit et la pâleur de la lune, tu sens ton corps se déplier.
  24. Les larmes coulent. Enfin.

25 | Dit de la femme aux mots empêchés (M. Draeger)

…visage à barbe, visage fatigué, visage aux regards fuyants, visage fermé, dur, vissé, visage tout sourire avec les petits plis au coin des lèvres et des yeux, visage lien,  visage fenêtre, visage lune, visage aux lèvres pincées, visage rond, visage carré, visage sans âge, visage rougi, visage tout ridé fripé replié, visage en pleurs, visage rageur, visage renversé vers le ciel,  visage absent, visage sans gravité, visage creux, visage aux yeux fermés, visage prison, visage brûlé, visage qui ne sait plus qu’il a un visage, visage fantôme transparent, visage larmes, visage pli, visage maquillé, visage qui cherche un autre visage, visage masque, visage apeuré, visage à lunettes, visage bouche et puis là sous mes doigts le visage à nul autre visage…

26 | Louis et Rémi (C. Juliet)

Louis

Tu aimes l’odeur de pluie et de soleil sur la route chauffée à blanc après l’orage. Tu aimes les odeurs de terre les jours de labour. Tu aimes disparaitre dans la fraicheur des chemins creux les après-midis brûlants d’été. Tu aimes caresser le flanc des vaches, vie chaude et puissante à fleur de main.

Tu fais des ricochets sur l’eau verte et tremblante de la mare aux Fées. Ce jour-là ta pierre fait trois bonds sur l’eau avant de se poser sur un nénuphar. Tu souris. Tu y vois un présage de bonheur.

C’est ta mère qui t’initie aux merveilles du jardin. Avec elle tu apprends à préparer la terre, à faire les semis, à planter, arroser. Parfois quand le travail de la ferme le permet, vous vous asseyez sur le petit banc de pierre sous le cerisier, tu poses ta main sur son genou, et vous regardez les plantes pousser. Enfant, tu adores retourner la terre pour y dénicher les pommes de terre. Tu as l’impression de déterrer des trésors. Tu te surprends à parler aux plantes, à les encourager. Avec ta mère, tu guettes les pluies d’été, redoutes la grêle des giboulées de mars. C’est le jardin qui vous nourrit. Et l’idée de manger ton jardin t’enchante.

Tu lèves la tête, soulèves légèrement ton béret, humes l’air. Il va pleuvoir ce soir. Tu souris. Pas besoin d’arroser le jardin.

Tu n’aimes pas quand les enfants partent en colonies de vacances ou chez les tantes de Nantes. Ils te manquent. Tu aimes qu’ils te racontent la mer et la ville à leur retour. En leur absence, tu passes un peu plus de temps dans le jardin avec grand-mère. Et avec les copains dans la fraicheur de la cave.

Enfermé dans l’usine sous les cales des bateaux de plaisance, la terre te manque. Tu as faim de vent, de soleil, de pluie, et de grand air. Tu as hâte de reprendre le car et de retrouver ton petit jardin, dont s’occupe grand-mère en ton absence.  Ces trajets en car, tout nouveaux pour toi, tu les affectionnes tout particulièrement. A l’aller, tu somnoles un peu dans le ronronnement du moteur, croises les bras, poses ta tête sur la fraicheur de la vitre et laisses les paysages t’absorber : tu fais le plein avant les cales des bateaux. Tu aimes le paysage que recompose ton œil happé par la vitesse, surtout quand la pluie strie les vitres horizontalement, brouillant les repères et te projetant dans une campagne engloutie.  

Rémi

Tu aimes l’odeur de la mer, salée vif sur tes lèvres et ton nez, et l’air neuf de la ligne d’horizon grosse d’aventures et de voyages qui emplit tes poumons, surtout les matins de pêche à pied avec tes frères et sœurs. Sous le pied, le sable mouvant, ça s’enfonce, c’est doux et frais.

Sur ta table de nuit, un globe terrestre, cadeau de tes dix ans avec une ampoule à l’intérieur, comme un soleil mais dans la Terre. Ce que tu te dis.  Tu le fais tourner, fermes les yeux, et pointes au hasard une destination inconnue : Mongolie, Afrique du Sud, Iran, Chili, Etats-Unis…Dans le noir, tu t’abîmes les yeux en d’étranges voyages. Parfois ton doigt plonge dans le bleu de l’océan.

Tu dors avec deux de tes frères. Le plus âgé s’amuse à vous faire peur dans le noir le soir, avant que le sommeil ne vous attrape tous. Un soir, il surgit de la grande armoire en bois, drapé du couvre-lit rouge et une lampe de poche sous le menton. La légende dit que tu as hurlé et que t’es évanoui.

Tu lèves la tête, humes l’air. Il va pleuvoir ce soir. Tu espères que l’estuaire et le gros temps va chasser les mouettes vers les terres. Tu es loin mais sur le seuil de ta maison près des halles, tu as l’impression de respirer l’océan. Tu aimes le seuil de la maison, cette frontière entre le dedans et le dehors. Tu rêves de lignes d’horizon

27 | Tu m’écoutes ? (C. Juliet)

– Je ne pourrai pas continuer comme ça longtemps.
Le soir tombe sur le jardin et sur la maison. Ça commence par la ravine et la coulée d’obscurité qui s’y engouffre, depuis la montagne et la forêt. Le soir découpe des lames de lumière orangée sur les murs blancs. Bientôt je ne verrai plus son visage. Si on n’allume pas.
– Tout ça pour ça.
Il fait les cent pas dans la salle à manger – ça me donne le vertige, alors je fixe mon regard sur les lamelles de soleil couchant sur le mur blanc, juste derrière lui.
– Je lui ai dit mardi.
Il disparait dans le salon le temps de chercher son paquet de cigarettes. Le chat descend l’escalier, il s’étire. Lui s’affaire. Sans s’arrêter de parler. Sa voix résonne dans la pièce mais son corps n’est plus là, je me dis. L’orange du soleil couchant pâlit. Je remarque l’ombre mouvante de la végétation sur le mur à gauche de l’escalier, découpe noire sur la lumière finissante.  
– Plus jamais.
Il revient. Je quitte le mur. Je le regarde. Je trouve qu’il a vieilli. Qu’il vieillit en accéléré. A force de vivre en accéléré. Je n’arrive plus à me concentrer sur ses paroles. La lumière du couchant, la bouche qui s’ouvre, s’arrondit, s’étire comme le chat, et s’efface dans le soir tombant, comme la ravine.  Et les mots qui dégringolent sur le sol sans que je parvienne à les rattraper. J’aimerais pouvoir encore, je me dis. Vraiment. Mais je ne peux plus.
– Tu m’écoutes ?

27 | La femme aux mots empêchés (Koltès)

Un visage tout rond, et des yeux écarquillés sur le dehors. Au coin de la bouche, de petites rides, les petites ombres portées de son sourire.  Et cette façon qu’elle a, dans la rue, de courir après son corps.

En son for intérieur : un jardin d’herbes folles, un grand manguier noueux, et son corps allongé dessous avec Denis qui lui raconte des histoires tout contre son oreille dans l’odeur des mangues

Marcher dans la rue

…les mots roulent dans ma tête roulent de ma tête à ma bouche mais le soleil cuit le soleil me cuit et le corps bout et les mots et mes lèvres et mes bras et mes jambes trébuchent sur le pavé à force de chercher l’ombre et un visage, c’est la faute au soleil, c’est lui qui fait trébucher mon corps, qui fait fondre les mots au fond de ma gorge avant d’arriver à mes lèvres justes bonnes à faire le poisson oui mes lèvres comme les poissons de Denis dans le fond de la barque bouches ouvertes yeux écarquillés cuits dans le soleil tout cuit le soleil qui fait pousser les fleurs sur ma robe et ça je peux pas lui en vouloir au soleil, non je peux pas lui en vouloir de faire pousser les fleurs, Denis, il aime les fleurs alors je peux vraiment pas lui en vouloir au soleil, mais là le ciel est trop bleu et la mer et la lumière cuisent mes lèvres, et le soleil cuit et mon corps et mes bras et mes jambes alors le corps et les mots roulent pour accrocher l’ombre plus vite et saisir un visage au passage, mais les visages passent, alors je lance mon regard en rond comme le harpon de Denis et j’essaie de faire sortir les mots par les yeux de toutes mes forces que ça me ferait presque pleurer mais rien n’y fait et les visages passent et les pensées que j’ai dans la tête roulent en sons et cris et les mots restent coincés derrière le front et les joues et sortent informes jetés là juste bons à friper les visages, sauf celui de Denis là-bas sur le banc dans l’ombre et les arbres et je lui jette ma bouche vide de mots et mon regard et les fleurs rose de ma robe, et quand je fais ça, ça fait toujours sourire Denis…

…ne pas prendre le bus mais marcher marcher de ma tête à mes pieds pour éviter que ça pense à l’intérieur et que ça pense et que ça pense

29 | Louis (C. Simon)

Il a quarante-neuf ans. Il est ouvrier peintre dans une usine de bateaux. Il n’a jamais vu la mer. Comme chaque matin, il a pris le bus à l’aube avec sa gamelle. Le soir il sera mort. Il a vingt ans. Il est valet de ferme. Quand il croise une fille qui lui plaît, il rougit en réajustant son béret sur son front. Il naît pendant la Guerre, la première. Il passe la seconde en Allemagne. Là-bas aussi il y a des fermes, et des champs, et du bétail. Il a trente ans. Il est marié. Il a deux enfants. Il cultive un bout de jardin près du cimetière. Un bout de terre communal. Il a rejoint la ville comme les autres. Plus de champs, plus de ciel, et d’air vif, à fond de cale à peindre les coques de bateau. Sans jamais voir la mer. Il a quarante ans. Les copains de l’atelier lui disent encore. Le masque. Déjà qu’il étouffe dans l’usine. Il a six ans. Il a trouvé trois billes au pied du grand chêne près du cimetière.  Sa mère lui défend de les montrer au père. Elle s’appelle Alice. Le 18 décembre 1950, comme chaque vendredi soir, il trinque à la vie dans l’obscurité de la cave avec ses copains. Dans son verre Duralex, le nombre quarante-neuf. Il sourit. Il a huit ans. Il n’arrive pas à s’endormir. Il a vingt-cinq ans. Il lève la tête, s’appuie de tout son corps sur la bêche, soulève légèrement son béret, hume l’air. Il va pleuvoir ce soir. Il a quinze ans. Il rêve d’une mobylette. Il fait la course avec les copains dans la rue de l’église. Il embrasse pour la première fois une fille. Il est papa. Elle s’appelle Thérèse. Il est chauffeur au domaine. Il a failli voir la mer. Les patrons ont une maison là-bas. Il s’ennuie à l’école. Il pose chez le photographe. Il a mis sa veste et sa chemise blanche, et son pantalon, comme pour son mariage. Il sourit. Il est posé en noir et blanc sur le vrac poussiéreux de la commode à côté de la bonbonnière et de la Vierge bénie à Lourdes.

30 | ouvrir un tiroir (C. Simon)

…elle eut du mal à ouvrir le tiroir de la table de nuit dont un objet semblait gêner l’ouverture, mais en forçant un peu, il finit par s’ouvrir, avec des effluves d’eau de Cologne, et avec l’odeur, tout un pan d’enfance et de nœuds au ventre dedans qu’elle pressent là, vibrant dans le tiroir : cinq boîtes de médicaments non ouvertes avec des noms d’anti-dépresseurs, un mouchoir blanc, aux bords dentelés, en tissu, soigneusement repassé et plié, le parfum fort, envahissant de l’eau de Cologne dessus et tous les souvenirs avec, échappés du tiroir dans la demi-pénombre de la chambre, bribes de visage de gestes, là, dans cette même maison, et puis, aussi, un chapelet, dont il manque quelques grains, et sous les boîtes, le mouchoir et le chapelet, des photos, entassées les unes sur les autres, parfois jaunies, cornées ou pâlies, de différents formats, carré ou bien rectangle, aux coins à angle droit ou bien courbé, sans aucune mention de date ni de lieu au verso, et sur toutes les photos, partout, la même petite fille, à différents âges, souvent toute seule, enfermée dans le noir du tiroir de la table de nuit, la même petite fille qui sourit partout dans le tiroir, elle sourit bébé, elle sourit enfant, elle sourit adolescente, et puis on ne sait si elle cesse de sourire après, car dans le tiroir, elle ne grandit plus, le tiroir s’arrête là et le temps avec –

31 | traversées (C. Simon)

à partir de la résidence, noté successivement dans le carnet de la Ville-Feuille :

Bennes débordant de sacs poubelles, certains éventrés le long des rangées de boîte aux lettres

Terrain de sport

A droite : chemin de pierre de sable de tuf – Herbes hautes parmi les odeurs tenaces de poubelles

Champs labourés tout le long – Un tracteur sans personne dedans

Tiroir en plastique transparent de réfrigérateur au pied d’un manguier

Inclinaison du chemin vers la gauche dans le fouillis d’herbes – Sente à peine visible

Bambous papayers arbres à pains herbes à vache

Entre : la rivière

Bientôt l’armature du vieux pont enroulé de végétation comme un figuier maudit

Boulons lignes lianes sinueuses végétales arêtes géométriques du pont

Echelle de bois – il manque un barreau – Palette neuve où poser le pied – Nouvelle échelle de bois

Une jeune femme au téléphone sur haut-parleur grand cabas de courses à la main robe défraichie et sandale visage fatigué (tendu ?)

Traverses du vieux pont – Rouille – Plaques brunes rouges blanche – Comme du sang séché par endroits

En bas : la rivière et les gros nuages blancs dans son bleu et les arbres en miroir – Ciel renversé dans la rivière

En aval : fumées noires – Le rond-point de La Boucan et la rumeur des émeutes, des feux, des blocages (pneus, palettes, poubelles renversées)

Au bout du pont : les bambous, ployés, comme une arche et la trouée de la distillerie

Chemin serpentant le long d’un grillage – Odeurs pourrissantes de mangues

Champs de panneaux solaires

Vastes cuves – Camions –

Au bout du chemin, quartier résidentiel : longue limousine d’un blanc sali capot ouvert et moteur ronronnant, grandes demeures et vastes jardins, palmiers royaux

32 | territoire d’écriture (B. Cendrars)

Je n’écrirai pas le roman de la Ville-Feuille. Il n’y aura pas de tome 1 ni de tome 2, encore moins de tome 3. Que le titre : La Ville-Feuille. Et de quoi rêver dessus. Il n’y aura pas de roman de la Ville-Feuille avec, à la fin, des cartes réelles ou fictives ou d’index des lieux réels ou imaginés. La Ville-Feuille pousse, là, en vrac, en fragments, friches et herbes folles, bouts de béton et vieilles pierres, pont abandonné de rouille et de feuilles, ancien monastère du quartier de la Cathédrale mangé de végétation, fragments, friches, pierres, feuilles, rejetons posés là, poussés là, et des silhouettes qui traversent parfois la page blanche ouverte de l’écran d’ordinateur au fil de prises de notes, d’écriture d’atelier, de photographies, éparse dans les dossiers et sous-dossiers, dans un carnet fantôme. Je n’écrirai pas le roman de la Ville-Feuille, avec à mes côtés, les carnets numérotés d’où surgiraient la trame, les personnages à qui donner de la chair, à qui prêter des actions et la densité de la vie. Pas de travail d’élagage dans la matière foisonnante du récit. Je n’écrirai pas le roman de la Ville-Feuille. Le lecteur ne pourra pas s’embarquer dans l’histoire au point de ne pouvoir faire autre chose que tourner les pages sans même s’apercevoir que dehors la lumière a changé, que la chambre s’obscurcit, que bientôt il faudrait allumer la lampe. Et poser un œil nouveau sur le réel qui l’attend après avoir refermé le livre et l’avoir rangé dans la bibliothèque.
 

A propos de Émilie Marot

J'enseigne le français en lycée où j'essaie envers et contre tout de trouver du sens à mon métier. Heureusement, la littérature est là, indéfectible et plus que jamais nécessaire. J'anime des ateliers d'écriture au lycée et maintenant un peu ailleurs. C'est l'horizon mais beaucoup de chemin encore !