Joséphine
La nuit, la chambre à coucher est son sanctuaire. L’obscurité dessine des silhouettes familières : l’armoire ancienne qui projette son ombre protectrice, la commode héritée de sa grand-mère dont les contours se fondent dans la pénombre. Au-dehors, les derniers bruits de la rue s’estompent peu à peu, laissant place à cette quiétude qu’elle affectionne. Ici, à ce moment de la nuit, ses pensées peuvent vagabonder en toute liberté, sans contrainte ni jugement. C’est l’unique lieu où elle se relâche.
Joséphine se tourne avec délicatesse vers la table de chevet. Le lit grince légèrement sous son mouvement. Elle baisse l’intensité de la lampe afin de ne pas réveiller Michel. Elle écoute sa respiration, il est profondément endormi. D’un geste furtif, elle ouvre le tiroir. La faible lueur éclaire à peine les moulures du plafond et laisse deviner la fenêtre qui donne sur la cour.
Il lui faut désormais affronter Élias. Comment protéger Alexandre et Nadia de cette révélation qui détruirait tout ? Le destin a tissé des liens qu’il convient de rompre avant qu’il ne soit trop tard. Joséphine n’a d’autre issue que d’agir. Seule la distance pourra les préserver.
Elle observe la photographie qu’elle tient entre ses doigts tremblants. Un sentiment ambivalent l’envahit. Cet enfant qu’elle avait recherché toute sa vie était tout près, elle ne le savait pas, ne l’avait pas reconnu. Comment aurait-elle pu ? Elle ne l’avait jamais vu, pas même touché. Il était si proche… trop proche. Malgré tout, elle éprouve une certaine fierté qu’il ait « réussi » dans l’existence, avant que tout ne se trouve souillé.
Le petit carton jauni qui est toujours sous le cliché en noir et blanc n’est pas plus grand qu’une carte de visite. Une aide-soignante, sensible à sa peine, le lui avait discrètement donné. Il indique la date de la naissance, l’heure et le sexe de l’enfant : « garçon ». Cette nuit-là, personne n’était venu la soutenir. Elle l’avait eu seule et abandonné seule. Elle ne comprend pas pour quelles raisons elle conserve cette ancienne photographie. Il s’est enfui, il l’a laissé. Il était aussi jeune qu’elle, plus fragile peut-être. Il n’était pas chez lui. Peut-être même avait-il peur. Elle ne ressent plus rien aujourd’hui pour lui, mais garde une éternelle nostalgie des sentiments et émotions éprouvés à cette époque. Avec Michel, la situation est différente, leur relation est plus apaisée, plus harmonieuse, plus sûre. Elle l’aime son Michel, mais ce sentiment n’est en aucun point comparable.
Sans logique, elle se se souvient du fraisier, gâteau de l’anniversaire d’Alexandre, au goût des fraises mêlées à la crème pâtissière, un goût de bonheur innocent qu’elle avait savouré en regardant son petit génie souffler ses bougies. Un moment de pure félicité, avant que tout ne bascule dans l’impensable. Cet enfant né de l’impossible, fruit d’une union qui n’aurait jamais dû être. Elle craint pour lui et ne souhaite pas qu’il souffre du poids de cette origine maudite, Nadia ne doit rien savoir. Et pourtant, elle pleure sans bruit, car elle l’abandonne une seconde fois en exigeant son départ.
Elle ne peut pas vivre avec cette abomination sous les yeux, cette chose contre nature qui hante désormais chaque regard échangé.
Elias
Elias contemple son bureau du cabinet, ce grand meuble d’acajou qu’il avait acheté aux enchères de Drouot. Il aimait ce bureau, symbole de sa réussite, témoin silencieux de toutes ses victoires professionnelles. Désormais, même cet objet familier lui soulève le cœur, contaminé par la nausée qu’il ressent en permanence. C’est derrière ce bureau qu’il a pris sa décision définitive. Pas parce que Joséphine le lui avait demandé, mais parce qu’il savait que c’était la seule chose à faire pour sauver sa famille de l’explosion, du désespoir et du dégoût viscéral qui ne le quitte plus.
Il aime le bruit familier du parquet quand il arrive le matin, ces murs aux moulures mis en valeur par des luminaires modernes savamment travaillés qui impressionnent les nouveaux clients. Il avait bataillé pour rénover le cabinet. Les associés avaient un peu traîné, mais la rénovation, réglée en un mois, les avait ravis. Les clients du cabinet n’avaient pas tari d’éloges, trouvant les lieux plus fonctionnels, plus lumineux. L’espace semblait plus grand, car mieux agencé. Son seul caprice avait été de garder ce bureau d’acajou datant de la fin du XIXe siècle.
Les murs repeints en deux couleurs — gris souris un peu taupe, et du blanc pour le plafond, les cadres de fenêtres et de portes — créent une harmonie apaisante qu’il ne retrouvera plus jamais.
Sa robe d’avocat, à laquelle il tenait tant et qu’il emportera, mais qu’il ne portera plus jamais, pend encore à son cintre. La simple vue de ce tissu noir lui serre le cœur. Elle lui rappelle tous ces moments où il s’en revêtait avec fierté. Il emportera aussi une photographie de sa famille — cette famille souillée par l’innommable, cette image qui lui donne maintenant la nausée et gonfle son âme de tristesse. Ce seront ses seuls bagages, les vêtements seront achetés sur place. Là-bas, le climat est plus rude, à l’image de ce qui l’attend.
Désormais, il devra faire autre chose, changer de nom, trouver un nouvel emploi. Recommencer à zéro, loin de cette vérité répugnante qui le ronge.
Il se souvient du goût du vin qu’il buvait quand ses parents lui ont parlé. Ce bordeaux millésimé qu’il savourait sans y penser avant que tout bascule dans l’ignoble. Désormais, ce sera le goût de la trahison, de la rancœur, le goût amer et écœurant de la tristesse. Chaque gorgée d’alcool lui rappellera ce moment où son monde s’est écroulé, où la réalité immonde s’est révélée. L’alcool lui-même a maintenant un arrière-goût de bile, de dégoût pur.
Il devra se méfier de lui-même. Serait-il capable d’en abuser pour oublier cette répulsion constante qui lui tord les entrailles ? Cette pensée l’effraie autant que le reste. Il devra trouver un exutoire pour survivre à ses pensées, à cette culpabilité nauséabonde qui le dévore, à cette honte qui lui colle à la peau comme une souillure indélébile.
Il ne sait plus à qui il en veut le plus, à ses parents pour avoir si bêtement caché son adoption, ou à sa mère biologique pour l’avoir abandonné sans un mot, sans une trace qui aurait pu éviter cette catastrophe immonde. Cette double trahison, ce silence coupable des uns et des autres a permis à l’indicible de se réaliser. L’impensable est devenu réalité, et maintenant il doit apprendre à vivre avec cette souillure, porter le poids de cette union qui a donné naissance à un enfant beau et intelligent.
Il ferme les yeux et serre les poings, mais même cette obscurité volontaire ne peut chasser les images qui le dégoûtent. Comment a-t-il pu aimer si aveuglément, si naturellement, sans jamais soupçonner cette abomination ? Chaque souvenir de tendresse, chaque moment d’intimité partagé avec Nadia lui retourne maintenant l’estomac comme autant de preuves de sa propre monstruosité. Il se sent sali, contaminé jusque dans ses souvenirs les plus précieux.
Henri
L’habitacle de sa berline allemande s’est mué en sanctuaire de solitude. Le cuir noir patiné des sièges garde encore l’empreinte de tant de trajets partagés, de conversations père-fils dans l’intimité feutrée de cette Mercedes. C’est le seul endroit où il parvient à réfléchir quand il doute. Sur le tableau de bord d’ébène, une fine pellicule de poussière voile les cadrans chromés. Il est sur le périphérique, il vient de terminer son premier tour. Il ignore délibérément la porte d’Auteuil, il n’a pas envie de rentrer et d’entendre Marguerite lui affirmer qu’ils ont bien fait alors que ses yeux disent le contraire. Ses mains aux veines saillantes sont agrippées au volant gainé de cuir grené pendant qu’il reste sur la file de droite. Dans ce cocon d’acier, la climatisation murmure un souffle tiède. Il roule tranquillement à 50 km/h, ralentit quand un véhicule s’insère, laisse passer les hommes pressés et les donneurs d’organes sur deux roues. Dans le rétroviseur central, son regard fatigué se perd parmi les phares qui dansent derrière lui comme des lucioles urbaines. Il n’a toujours pas envie de rentrer. Il se sent imbécile et égoïste. Pas un instant, il n’a songé à raconter le récit de ses origines à Elias. Il aurait pu commencer d’abord avec une histoire enfantine : celle d’une maman poule qui aurait confié son poussin à une autre maman poule. Elias aurait intégré l’information comme une normalité. Non, il s’est laissé diriger par la peur de le perdre. Il s’est conduit comme un irresponsable.
Sur le siège passager, Poilu l’accompagne. L’allure de la vieille peluche tranche avec l’élégance sombre de l’habitacle. Henri a les yeux qui brillent quand il achève son second tour de périphérique. Poilu, cette peluche qu’Elias chérissait enfant, est un chien de berger des Pyrénées au pelage d’ivoire moucheté d’un peu de noir. De loin, il a l’air d’être gris. Henri l’avait conservé comme on garde un talisman, une relique de l’enfance perdue et des moments heureux. Dans l’habitacle feutré où flotte encore une odeur de cèdre, cette présence incongrue réveille les échos de joie ancienne. Dans ses poils usés par tant de câlins se nichent encore les rires cristallins, les confidences chuchotées au creux de l’oreille qui bouloche, tandis que la voiture glisse sur l’asphalte. Henri entend encore cette voix un peu haut perchée et tendre comme la musique d’un temps révolu quand Elias serrait contre son cœur battant son précieux Poilu.
La peine déferle comme une marée noire : il a la sensation d’avoir perdu son enfant, lui qui a passé son existence entière à conjurer ce cauchemar. Poilu, objet témoin de cette déchirure, n’est plus qu’un lien artificiel entre hier et aujourd’hui. Un goût de beurre et de pain d’épice lui vient dans la bouche. Le pain d’épice au beurre, encas qu’ils partageaient à l’heure du goûter le week-end. Henri a eu une influence certaine sur son fils. Ainsi lors de ses études supérieures, Elias avait marché dans les pas de son père, fait son droit, porté la robe, mené des combats comparables aux siens dans les mêmes prétoires. Et maintenant ? Fera-t-il encore quelque chose comme lui, ou bien cette ressemblance filiale s’effritera-t-elle comme un château de sable de la marée montante ? Henri ne sait plus, ce soir, toutes ses certitudes vacillent.
Seul Alexandre, petit génie souffleur de bougies, ne trouvait pas sa place mais je crois que je viens de la comprendre. C’est sûr : Joséphine n’a d’autre issue que d’agir.
Merci Bernard pour cette lecture. C’est drôle ce cycle Eté, j’évoque la fin en creusant mes personnages avec les consignes de François.
J’ai lu plusieurs fois pour m’y retrouver, mais oui la tragédie, nous y sommes, en plein cœur, et nous compatissons avec tous les personnages, victimes de personne, seulement de la destinée s’il en est une, comme dans les grandes fresques antiques. Merci Khedidja
Oui Valérie c’est exactement ça. Merci pour ta lecture.
Parviendrai-je à aller jusqu’au bout ? Je ne sais pas.
Dans tous les cas merci à Francois pour ce cycle été qui me permet de gratter et creuser mes personnages, d’aller là où ça dérange.