RECTO
1.Le huit. Le zéro. Côte à côte. Flottant au bout de deux fils. Des ballons aluminium arc-en-ciel gonflés à la paille, fixés au-dessus du portail. 80. Chiffre visible depuis la rue. Dans un ciel très bleu. Juste après le virage mal pris par un camion erratique qui a attaqué le mur d’enceinte de la grande maison. Signe d’un anniversaire au-dessus du portail. Au-dessus de la ville. Au-dessus de la mêlée. Sûrement une grand-mère. 80. Pourtant, des enceintes invisibles déversent de l’autre côté des torrents de hip hop. Voix d’enfants, appels, rires. Du monde derrière le portail. Un monde deviné quand le portail s’ouvre lentement pour une livraison. Apparait un grand tilleul au-dessus d’une pelouse. A côté, une structure gonflable en longueur. Un parasol aux baleines duquel une femme en nage suspend des bonbons attachés à des ficelles. Dans le coin, montage d’un bac métallique, ça tourne dedans : machine pour barbe à papa. Contre le mur qui jouxte le portail, un drap blanc de toile de fond à l’arche mêlant ballons fraichement gonflés et guirlandes de fleurs artificielles. Décor pour les photos de la fête. Fleurs comme celles qui entourent les rampes, le pied du panneau de basket, les têtes des garçons et des filles, les devantures des cafés urbains. Dans le prolongement, une table de maquillage est dressée pour un repas de couleurs. Une petite fille vient de prendre place et l’adolescente qui l’accueille lui propose de choisir parmi des motifs floraux photocopiés. La fleur, c’est le thème. Palette prête. On dirait que la fête des enfants se prépare. Amanda a lancé l’Escape. 80, c’est un chiffre pas jeune, dit le passant. On entrevoit un groupe d’adolescents prêts pour la démonstration de danse urbaine. Le portail se referme lentement.
2.Après le giratoire de la Patte-d’Oie, blocs monumentaux. Tout pour l’intérieur. Et pour l’extérieur. Du Merlin dans la marque, un parking en travaux tout autour. Le fournisseur géant règne au centre. Rien que pour trouver l’entrée en poussant un chariot vide, il faut vouloir. Se repérer parmi les départements. Du matériel partout, bien rangé par catégories. Familles d’éléments par milliers. Toutes les possibilités du monde qui bricole, refait, défait, détaille, voit grand, voit petit. Tout s’achète dans le neuf. Pas de seconde main. Du miroir à la défonçeuse. Caisses au bout du parcours : postes de douane. Libre service sous contrôle. A leur poste, aux carrefours, les personnels du renseignement attendent le client devant leurs écrans. Robinetterie : tout droit. Petit outillage. Gros outillage. Au fond. Des plaques par milliers : deuxième secteur. Grand salon de jardin en déstockage. Mis de côté pour remplacer celui que la pluie a détruit sur le parterre de la maison d’enfants. Et là, au bout de l’allée, de grandes loges béantes. Plus rien. Juste les panneaux indiquant les contenus absents : climatiseurs, ventilateurs. Les sauterelles de la canicule se sont abattues. Merlin le désenchanteur se frotte les mains.
3.Centre Cyrano de Bergerac. Espace polyvalent. Gala Danse. Des voitures tournent en rond. Se garer est difficile. Parking trop petit. Des familles convergent et finissent par trouver une place. Contrôle de sécurité bon enfant. Soulagement dans l’air : climatisation au rendez-vous. Oasis pour toutes celles — très peu ceux — qui se préparent dans les loges et pour le public des fêtes de fin d’année. Techniciens son et lumière prêts : derniers essais juste avant le spectacle. Dans le noir, une voix annonce joyeusement la soirée et c’est parti. Vont se succéder les univers chorégraphiés, avec projections, décors chatoyants et tenues éclectiques. Pendant des semaines, les bénévoles de la couture et du costume ont travaillé dans l’ombre et les danseurs mettent en lumière leurs créations. Une vie entière loge dans le mouvement, la coordination, les compositions surprenantes. Deux d’entre elles sont attendues : El dia de los muertos, autour de la LLorona, âme en peine. Médée mexicaine. Recto : des fleurs dans les cheveux. Verso : masque crâne côté nuque et la danse fait passer les corps en mouvement d’un côté l’autre. Puis vient l’Appel : Combattantes en lice, elles savent danser ensemble. https://www.instagram.com/reel/DIRZC1itksz/
VERSO
Public. Salle comble. Les écrans des téléphones brillent. Messages. « J’arrive, garde-moi une place. ». Rangée du milieu, des petites filles ont des paillettes sur le front. Les retardataires ont trouvé des sièges de justesse après leur expédition chez Merlin et compagnie. « J’ai bien cru que je n’arriverais pas à tout faire ». Du monde dans le noir, familles au rendez-vous. Fin d’année scolaire brûlante. « C’est toujours étonnant, ce que Gribouille présente. ». Rumeur. Retrouvailles de circonstance, largement locales, inflexions dans le maillage des chuchotements. Gros son : réponse à l’attente gonflée par la chaleur du dehors qui tente d’envahir la salle. La clim résiste. Tout le monde se fait signe. On patiente. Hâte de découvrir le résultat d’une année de travail. Scansion des mains comme battements de cœurs jusqu’au bout des doigts. Premiers tableaux. Liesse. Dans le noir : « Sur scène, elles font fort. Il n’y a presque pas de ils dans les danses. » Evidence donnée à voir. Le public guette la suite. Et c’est l’Appel , nom de la Danse qui a remporté le trophée, coup de cœur du jury à l’unanimité il y a quelques mois . « Normal, c’est un appel vrai ». Parole du père juste devant, hissant à bout de bras son enfant qui ne danse pas encore. Dans l’Appel, en fin de première partie, Amanda est éclatante. « Sa mère a créé la compagnie ; depuis l’âge de cinq ans, Amanda danse. Elle reprend le flambeau. ». « Et la chorégraphe, celle qu’on ne voit pas, quelle force ! » Deuxième partie. Bal éclectique et le final. Amanda veille sur les détails. Applaudie, redemandée. Surprise annoncée. Les élèves adolescents et adultes lui offrent un chèque géant : financement de son voyage à Bali. Le plateau rentre dans l’ombre, la salle est brutalement éclairée. Embrassades, félicitations. Pendant ce temps, les artistes du soir n’en restent pas à la magie. Loges à vider, sacs rangés au bord du plateau avant d’être transportés jusqu’à l’entrepôt mis à disposition par la ville. « Là-bas, c’est la caverne d’Ali Baba, il faut voir tout ce que la compagnie a récupéré, engrangé. ». « C’est comme les containers dans les dessous de l’Opéra. ». « On trouve de tout mais ce n’est pas du Merlin. ». « Allez, cette fois on y va, on redescend ». Corps en sueur. Retombés. Les vigiles attendent patiemment la fin des discussions et derrière les derniers spectateurs verrouillent toutes les portes de Cyrano.