03 | donner ses données, repris c’est voler
02 | à ce stade de la nuit, oncques ne vit ciel si étoilé.
01 | attention sortie imminente

#03 | donner ses données, repris c’est voler
Recto
Il y a ces quantités non négligeables qu’on arrondit après la virgule
Il y a la vie vacillante en chaise roulante sous les jambes
Il y a tous les tuyaux d’air dans le nez, le masque par-dessus
Il y a ces petits pieds qui veulent toucher le ruisseau qui a vu boire la préhistoire Il y a la limite dont on ne peut plus sortir
Il y a la grotte originelle d’où toute la densité de la création a émergé
Il y a le Le Roc-qui-boit-à-midi
Il y a la photo de son pubis dans l’enveloppe à l’adresse de la tranchée au front
Il y a des figures animales qui me sont plus familières que des profils humains
Il y a la recherche obstinée d’un seul point originel
Il y a la fatigue épuisante qui enclot la tête dans un brouillard persistant
Il y a les tout petits détails du monde qu’on n’explique pas
Il y a des lois aux décisions absurdes qui affectent le bien commun comme un horizon des événements
Il y a ces tuyaux assouplis par des lois biocides qu’on perfuse goutte à goutte
Il y a ces petits bras qui me serrent fort quand je me pique le bout du doigt à grossir une goutte de sang
Il y a maintenant on le voit parce qu’on le sait
Il y a l’agriculteur dans son champ en combinaison scaphandre de protection chimique, branché sur le côté par un tuyau souple à une alimentation d’air
Il y a le fait d’évaluer le nombre de petits éléments d’un seul coup d’œil
Il y a celui dans le besoin réduit par nécessité à voguer sur la manche
Il y a que la langue ne dit ni ne cache, elle se contente de signifier
Il y a dans les tranchées des gaz suffocants pour les soldats qu’on injecte dans le sol pour tuer les parasites, les blaireaux ou les renards
Il y a donner ses données, repris c’est voler
Il y a qu’on meurt d’un cœur qui lâche (1 sur 6), ou d’un cancer (1 sur 7), ou de tout ce qu’on aurait pu éviter (1 sur 19), d’un AVC (1 sur 26), parfois on se suicide (1 sur 87), ou on meurt à cause d’une arme (1 sur 91), on se suicide avec une arme (1 sur 156), on se fait agresser avec une arme (1 sur 238), ou c’est une balle perdue (1 sur 9 227), on glisse ou on tombe et c’est fatal (1 sur 91), on perd la vie en voiture (1 sur 95), ou en traversant à pied (1 sur 471), ou bien à moto (1 sur 706), on se noie (1 sur 1 073), on est brûlé (1 sur 1 266), on s’étouffe (1 sur 2 461), on tombe à vélo (1 sur 3 102), on décède d’un coup de soleil mortel (1 sur 4 484), d’une canicule ou d’une des maladies transmises par le moustique (1 sur 8000), on s’électrocute ou on gèle (1 sur 14 383), on se coupe (1 sur 22 723), on se fait emporter par une tempête (1 sur 39 192), on meurt d’une piqûre d’abeille (1 sur 41 076), on succombe aux morsures d’un chien (1 sur 44 499), ou frappé par la foudre (1 sur 136 000), ou sous les sabots d’une vache (1 sur 300 000), ou piégé entre les mâchoires d’un requin (1 sur 4 millions), on trépasse assommé par la chute d’une noix de coco (1 sur 250 millions)
Il y a ce que la bêtise suffit à expliquer
Verso
La ventilation était-elle en marche ? Oui. Votre équipement de protection respiratoire était-il conforme ? Oui. Portiez-vous une protection oculaire ? Oui. Lors de votre manipulation, respectiez-vous les mesures de sécurité ? Oui. L’avez-vous quand même inhalé ? Oui. L’avez-vous eu en contact avec votre peau ? Oui sur le torse, les bras. Lors de l’explosion, étiez-vous à proximité de l’incendie ? Oui. Avez-vous perdu connaissance. Oui totalement. Ressentez-vous toujours cette sensation de chaleur ? Oui. Après, avez-vous eu des nausées ? Oui, et même des vomissements. Ressentez-vous encore des palpitations ? Oui. Éprouvez-vous des maux de tête ? Oui. Avez-vous des crampes ? Oui aux mollets. Diriez-vous que vous êtes plus sensible à la lumière ? Oui, je ne conduis plus la nuit. Vos mictions sont-elles difficiles ? Oui, douloureuses. Souffrez-vous d’essoufflements ? Oui, j’ai des étourdissements. Ressentez-vous des picotements, des fourmillements ? Oui au bout des doigts. La rougeur sur votre face est-elle apparue depuis l’événement ? Oui. D’autres problèmes dermatologiques sont-ils apparus ? Oui. Comme vos larmoiements ? Oui. Avez-vous des crampes abdominales ? Oui. Diriez-vous que vous avez une transpiration anormale ? Oui. Êtes-vous sujet à des épisodes de tachycardie ? Oui, la nuit, et plusieurs fois par semaine. Avez-vous eu un ou plusieurs épisodes de diarrhée ? Oui, et j’ai remarqué du sang dans mes selles. Est-ce que vous avez depuis perdu du poids ? Oui, environ sept ou huit kilos. Diriez-vous que vous avez perdu l’appétit ? Oui exactement. Vos radiographies ont-elles révélé des lésions bronchiques ou pulmonaires ? Oui. Est-ce que vous souffrez d’une forme de dépression ? Oui. Est-ce qu’on a décelé lors de vos diagnostics psychiatriques des troubles mentaux ? Oui. Que diriez-vous de votre vie, sur une échelle de zéro à dix, de la pire à la meilleure possible ? Ma vie, vous voulez dire à propos de ma mauvaise santé ; oui, alors c’est ça, un ou deux, deux, trois c’est sans le mal au crâne et l’arthrose cervicale et les acouphènes et les douleurs au pied.

#02 | à ce stade de la nuit, oncques ne vit ciel si étoilé.
recto
À ce stade de la nuit j’endure le silence qui m’enveloppe, et me sourd de l’œsophage à l’estomac ; je suffoque sur mon dos tiraillé qui se courbe douloureux, bande sur les muscles. Au fond l’outre d’air se comprime, m’irradie de jets acides dans la bouche, étouffe un puits d’angoisse insondable. Le spasme défait les sanglots de l’air pour sortir en vacarme arraché à la nuit. Le t-shirt est trempé. Rien ne me rassure, pas même la lumière blafarde du téléphone réfléchie du sol à la moitié des murs. Je vide un dernier verre d’eau comme premier verre du journal de Nanni Moretti en sondant les zones sombres d’un appel à la nuit. Dehors, le borborygme du portail automatique pousse désespérément ses bras sous une pulsation orange.
À ce stade de la nuit, oncques ne vit ciel si constellé de globes, prunelles brasillantes d’amour, candeurs anonymes de royaumes ensevelies…
À ce stade de la nuit, l’eau s’écoule en longs clapotis qui soupirent sur le fond du ruisseau charrié de sables. La chaleur me serre. Une conscience molle m’éveille étrange à sentir glisser ma peau de triton dans l’élément doux. Mes pieds ne résistent pas à se tremper. Les plus caressantes gouttes perlent sur tout le corps. Mon dos ondule. Les doigts palmés cherchent la chevelure des courants. Des regards furtifs projettent de minuscules éclats. Je me blottis dans la laîche, entre les joncs et les iris.
À ce stade de la nuit, il y a une force qui impose sa présence, elle surgit dans le recoin où les reflets s’évanouissent sur la porte de l’arrière-boutique où s’entreposent les piles de cartons de livres, des livres qui s’entassent, des livres en partance, des cartons pour la fondation Eugène Ionesco. La lumière tamisée sur le rideau rouge jaunit les petits coffrets, et les deux médaillons de scènes de personnages mythologiques en biscuit de Limoges posés sur l’étagère. Sur le point de m’éloigner du fond doré et chaud de la librairie, en pivotant sur moi-même, sa main sur mon avant-bras, son visage me retient. Sans paroles je dois l’attendre là. Le sourire bref, dans un face-à-face si familier, je peine à retrouver ses traits plus jeunes. Elle revient avec une large enveloppe kraft à mon nom à l’adresse de mes grands-mères ; c’est mon écriture. Devant moi, un mur des livres en dépôt, la plupart de mes livres. Je suis seul. Devant la porte de l’arrière-boutique, le rideau rouge est tiré. Dans l’enveloppe, mes effets personnels, une somme d’argent, des papiers administratifs ; il ne manque rien autant que je me souvienne. La vitrine s’éclaire balayée par les phares d’une voiture qui emprunte le passage à contresens. Elle tourne aussitôt à droite, des jeux de lumière s’évanouissent sur les façades blanches et hautes des bâtisses anciennes.
À ce stade de la nuit, ses bras graciles s’élongent, caressent dans le creux de la paume argileuse, la voûte du crâne petit, filent entre les doigts les mille petites perles de son collier….
Verso
Au moment où je pousse la porte lourde de l’entrée, le temps se fige me rappelle à distance ce bref instant dans le noir éteint, debout immobile dans la salle de cinéma, à douter que le film ait débuté, les secondes s’égrainent vides, s’éternisent, sans un bruit, un battement ébloui, bras devant les mains ouvertes pour tâter l’incertain, éviter la culbute. Puis le son et l’écran s’ébauchent, des regards vous dévisagent, l’immense boîte sombre s’ébruite. Mon ticket de cinéma en main, je vais vers les portes battantes fermées. De l’humidité suinte à cet endroit. Personne ne sait que les égouts de la ville passent par là. Les portes se referment aussi sec derrière moi dans la solitude verte, mais vive du bloc de secours. Puis, doucement je me dirige vers un soupçon de parfum capiteux piégé dans les rideaux lourds qui isolent la salle. Mes chaussures s’enfoncent dans la moquette, à peine si je discerne les corps ensevelis dans les fauteuils bleus. Des réguliers me reconnaissent, me signalent leur surprise. Même les odieux messieurs postillonnant veulent discuter avec moi. On est contents de se voir. La foule en mouvement s’approche, me frôle. Des doigts me pressent autour. Des mains m’étouffent. Un tas d’os grands de bras chétifs m’empêchent de m’asseoir. On me tapote de la paume le dos des mains. La petite fête bat son plein. On continue de témoigner chaleur au revenant, visible à l’émail éclatant des panoramiques sourires de réclame. Une faiblesse dans l’éclairage annonce la projection. Toutes les jambes fléchissent. On regagne le grand bain visuel dans le confort des sièges où se décontractent enfin les planchers pelviens. La toile réfléchissante de cinquante pieds de large transpire ses bandes-annonces épileptiques aux basses abominables qui percent les aides auditives amplifiées. Les projections défilent sur playlists, et plus personne n’ose mettre les pieds dans les cabines automatisées pour régler quoique se soit. Mon siège troué trahit le confort Art et Essais. Le rebord au niveau de la tête reluit d’un jaune pisseux. Les sièges transpirent leurs litres le sébum des milliers de cuirs chevelus qui se sont caressés à l’appui-tête. Des voix finissent leur conversation dans un noir ventilé par une climatisation défectueuse. Un genou s’enfonce dans mon dos. La copie restaurée m’éblouit.

#01 | attention sortie imminente
Recto
Soudain l’air est frais. Immobiles sur le tapis, quelques individus épars s’élèvent sans effort vers un sommet croisant le mouvement inverse et lent et diagonal de droite à gauche dans la même bouche de gouffre commercial d’autres individus statiques s’estompant dans les catacombes du parking. En fin de course s’ébruitent les roulements mécaniques ; une voix synthétique avertit du mouvement imminent du corps.
Plusieurs plans vitrés offrent des transparences, des reflets de vitrines marchandes sur le garde-corps de l’escalator. Rien n’arrête les regards. Rien à cacher. Un homme en short et t-shirt, crâne chenu, plonge son regard innocent dans l’oblique plongeante, posture figée ; au bout de ses bras deux cubes de litres de vin rosé. Deux boîtes à chaussures en solde glissent maintenues sous des bras frêles. Un pompier cramponne un rouleau d’essuie-mains. Un carré court blond, la trentaine noyée dans l’écran de son portable, un bras désenchanté sur son caddy. La petite dame s’amuse à appuyer sur l’écran de la borne de jeu du ticket gagnant. Veste et pantalon blancs réglementaires, dos massif du commis boucher, ses bras le long des hanches, ses doigts à moitié repliés dans ses paumes.
Dès l’entrée du rond-point on balaie du regard un bunker pouvant abriter une base sous-marine, vaste aire de stationnement. Toutes les places asphaltées se distribuent dans la profondeur de longs couloirs éteints. Points lumineux rouges, les places sont prises. L’œil s’habitue. La pénombre s’éclaircit à la recherche de la lumière verte. C’est à peine si on devine l’entrée du magasin.
Verso
Il y a là autant d’impatience qu’un train qui se déplie au pas sur un passage à niveau. Les caddies jouent à touche-touche. Des têtes se déplacent, cherchent la cause de cette longue attente. Pourtant, aucune impolitesse. Personne ne râle car la caissière fait son travail patiemment avec sa cliente « Est-ce que vous avez la carte ? ». Elle hoche la tête, cherche dans son sac et retire un porte-carte, et le déplie. Elle en retire une pour la remettre, puis retire une autre carte qu’elle tend à la caissière qui la douche avec son pistolet, rend la carte à la dame d’allure anachronique qui replace la carte dans son porte-carte et replace le porte-carte dans son sac. La caissière suit les mouvements des mains avant de lui demander « vous allez régler par carte ? », « alors non, si ça ne vous dérange pas je vais vous régler par chèque ». Des yeux semblent aussi rassurés qu’avec un «je vais vous régler en petite monnaie, avec des pièces jaunes ». Elle ouvre son sac, et retire un porte-chéquier disproportionné duquel on pourrait retirer ces chèques de remise de prix trop grand pour la somme indiquée. « C’est combien ? »; « vous n’avez pas besoin de le remplir, la machine s’en charge ». Elle répond tout bas « c’est pour le talon ». Puis elle se replonge dans son sac pour trouver un autre étui pour sa carte d’identité. Après de longues minutes, elle échange une dernière confidence avec la caissière, ferme délicatement son sac à main noir, pour se dérober au bras d’une jeune femme qui met en branle le caddy.
Belle expérience de lecture Et tous les sens en éveil . Merci
Merci beaucoup Nathalie d’être venue me lire !
Au recto #1, j’ai cru à de l’anticipation. Mais après coup, je me demande si tu n’es pas simplement sous l’emprise de Ionesco.
Merci Emmanuelle de me mettre sous l’emprise de Ionesco…
#3 je retrouve ci et là des échos à mes préoccupations et ça me touche, alors je continue…
« Il y a la grotte originelle d’où toute la densité de la création a émergé », il y a les créatures animales, il y a les produits chimiques, l’agriculteur dans son champ, la fatigue, la recherche obstinée
et ce terrible verso de oui, bouleversant en fait…
merci à toi pour tout ça… c’est beau et ça dégage tellement de puissance…