#rectoverso #10 | espaces en regard

Dans l’impasse qui longe le square des Deux-Nèthes, la petite fille accroupie cherche à attraper un minuscule gendarme noir et rouge circulant à terre le long des barreaux. Elle insiste avec une brindille mais il s’échappe en passant de l’autre côté. A toutes jambes elle contourne l’obstacle, se retrouve dans le square mais l’insecte a disparu avec son masque africain sur le dos. Comme si elle l’oubliait à la seconde, elle se précipite vers les jeux, grimpe et glisse, recommence puis change d’idée. Elle court de nouveau vers le fond du square et se cache derrière les rosiers survivants qui abritent un petit groupe de fumeurs. Elle respire au passage l’iris qui ressemble à une danseuse aux bras en berceau, se précipite vers un demi-cercle de pierres bancales autant qu’espacées et saute de l’une à l’autre avant de retrouver le point de départ, là où le minuscule gendarme noir et rouge a disparu.

Pour appréhender l’insecte qu’a vu l’enfant, il faut s’approcher d’elle, centrer le regard sur ce qui la fascine et sur elle aussi, cerner toute la scène sans oublier les détails qui n’en sont pas — brindille et buissons de la fugue — puis suivre des yeux le mouvement de l’enfant qui s’éloigne au risque d’échapper à toute forme de surveillance. Se rapprocher vite car la distance ne suffit plus et que l’œil du haut de sa tour de contrôle ne capte plus le petit corps. L’œil devient alors un projecteur qui balaie vite l’espace parcouru pour ne pas perdre de vue non seulement l’enfant mais tout ce qu’elle va encore imaginer en se déplaçant.

Rejoindre le parc entourant l’Ecole de musique de l’Union, en empruntant une pente striée au sortir de l’EHPAD puis un parking bordé de quelques arbres dont un prunier. Et l’entrée avec portillon tournant, assortie d’un passage pour le fauteuil roulant que je pousse en demandant à maman ce qu’elle préfère. Près de l’ère de jeux pour regarder jouer les enfants ? Sous le vieil arbre près du banc ? A l’ombre, dit-elle. J’essaie d’éviter les cahots en choisissant morceau de pelouse et allée gravillonnée pendant que maman regarde attentivement tout ce qu’elle traverse et dit qu’elle apprécie la présence du parc proche avec les grands arbres bienveillants, même si elle ne peut s’y rendre seule à cause de ses jambes qui ne la portent plus.

C’est depuis l’après, vivant à l’intérieur, qu’il est possible de regarder ce qui a eu lieu et de voir à nouveau, avec précision, comme à travers une loupe, le paysage de l’instant avec tout ce qui le constitue et le préserve. L’après est un révélateur, le bain pour la photographie qui sort de là, encore humide, en attendant qu’apparaisse l’intégralité de l’image, avec les questions posées, les sensations comme autant d’éléments qui fixent le retour sur l’un des derniers moments d’une vie

Le jeune couple nous précède et nous-deux marchons au ralenti dans le parc Montsouris en nous dirigeant vers le lac. Se mêler aux flâneurs, être comme tout le monde quand la maladie gagne du terrain, sourire en regardant les canards habitués qui trottinent sur l’allée parmi les humains. Sans nous concerter, nous cherchons des yeux le même endroit, de l’autre côté du lac — un promontoire à demi-caché par les roseaux. Il est là, immobile, debout sur une patte. En attente. Comme s’il savait, il tourne légèrement la tête vers nous et semble nous observer. Tu disais que voir un héron est un bon signe.

De là où je suis, je revois, et j’y retourne. Circonvolution. Lac artificiel au centre, pupille. Retour aux sources de l’iris. Il existe certainement à l’intérieur du corps une autre rétine qui retient à la fois l’endroit, les pas, le non-dit, l’impression fugitive, avant de tout projeter sur l’écran de la régénération. Un héron.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.

Une réponse à “#rectoverso #10 | espaces en regard”

  1. Très fort. Merci pour ce texte, ces moments de vie, ces regards sur la nature. L’adulte qui regarde l’enfant l’enfant et le monde à hauteur d’enfant, le révélateur qui fixe un dernier instant, le héron. Et tout ce que le texte ne dit pas mais qui palpite.