Incrustée dans la couverture grège du livre écrit par Tony après la quête minutieuse menée pendant la dernière partie de sa vie, voici la photographie un peu sombre d’une place de village avec toits en pente. Comme une gravure qui soulignerait sans la montrer la rudesse du lieu ou de la saison. Le livre du lointain cousin Tony, si proche en réalité, permet de remonter le temps, de fixer les repères depuis la Marguerite du verrier, les ombres de la faim et les huttes des verriers dans la forêt, jusqu’à l’exil. Toutes sortes de précisions extraites des archives compulsées, des inventaires quand il y en avait, des traces au cœur d’un Est déchiré, des souvenirs floutés. A la fin du livre, on peut trouver, pliées en accordéon, des frises chronologiques correspondant aux branches et à la dispersion à venir. Il suffit de déplier l’accordéon —, subtil clin d’œil à Virginie qui en jouait, seule ancêtre de ma branche à être restée dans le village—, pour suivre le mouvement des autres et faire le lien avec Simon, l’arrière-grand-père dont Tony a inséré une photo dans le livre. Visage austère, éprouvé, pas de place pour le sourire. Une veste correcte, refermée sur ce qui ne se disait pas, sur ce qu’il a fallu quitter : l’Est, en direction du Nord. Pour travailler dans les nouvelles usines du verre, être rattrapé par la guerre. Celle qu’on appelle première et qui n’est jamais que la suivante.
Je marche près de Tony dans la forêt, pas loin de Harreberg, le village initial. Il a tout fait pour rassembler, après la publication du livre, les dispersés de la branche-matrice. Tony est grand, bon marcheur malgré l’âge qui essaie de le voûter. Il oppose aux attaques du temps son esprit scientifique, ses enquêtes de terrain, sa passion pour la recherche méthodique et pour l’histoire de la branche des verriers. Les questions bouillonnent pendant que nous marchons au beau milieu des beaux arbres du comté de Dabo mais je les pose à peine : nous captons ensemble tout ce qui nous parle en venant de très loin et nous reconnaissons en marchant ce qui nous lie. Il dit que je tiens sans doute de Virginie mon goût des plantes sauvages qui soignent ou enchantent et que lui aussi a en héritage la forêt nourricière qu’ont dû abandonner les ancêtres après la débâcle, les guerres frontalières, les conséquences. Le sentier se fait un peu abrupt, c’est le printemps dans cette partie des Vosges du nord. Tony s’arrête et cueille quelques brins d’une plante aux fleurs étoilées. Ferme les yeux, respire. J’obéis avec délices : le parfum me transporte instantanément dans ce qui fait que je me trouve là, aux parages de la toute première verrerie, dont restent quelques pierres et cette coulée de fond de pot que j’ai trouvée en grattant un peu la terre qui la laissait à peine dépasser. C’est l’aspérule odorante, dit Tony. Si tu la fais sécher, le parfum va s’amplifier et se répandre dans toute la pièce. Tu pourras ensuite laisser infuser, boire ce thé des bois. Silence. Il faut à présent retrouver les autres.
Tony a disparu. On ne dit pas mort à cet endroit. de la déposition. Je prends la route depuis le nord-ouest de Paris jusqu’ à Aniche, où reposent mes grands-parents paternels. Le livre de Tony m’accompagne. Je pense à Simon qui s’est enraciné sur la terre-aux-terrils, et dans cette ville en particulier. Le cimetière est vaste mais à l’évidence les tombes relativement récentes ne correspondent pas à ce que je cherche et nombreux sont les monuments cinéraires souvent préférés par les contemporains. Je quitte l’endroit et me voici sur la place d’Aniche. La pharmacie du descendant se trouve-t-elle toujours là ? Il me semble la reconnaitre : le grand-oncle Simon, portant le même prénom que son père, la tenait encore quand son frère, notre grand-père, nous y a emmenés, une seule fois — je devais avoir environ dix ans. Mais je ne suis sûre de rien, je vais m’en aller. Une dame traverse la place déserte et la question que je ne voulais pas poser sort toute seule : je cherche la trace de mon arrière-grand-père et le grand cimetière ne correspond pas à la période… La dame d’Aniche sait, et m’éclaire directement : ce n’est pas le bon cimetière. Il faut que vous reveniez en arrière, vers la voie ferrée, et, de l’autre côté, vous trouverez le vieux cimetière. Il faut dire qu’il est plutôt à l’abandon et qu’il y a débat à ce sujet : faut-il le garder, lui où l’on ne vient presque plus ? Je la remercie avec enthousiasme, soudain réconfortée et j’y vais. L’endroit est un peu étrange : on erre parmi des monuments effondrés, les allées s’effacent, les noms aussi. Où chercher après avoir erré au hasard ? Faire comme Tony qui arpentait méthodiquement les espaces de ses recherches. En long, en large, en travers. Il faut s’accrocher : tant de pierres penchées, comme bateaux en train de couler, tant de croix usées, tant de noms rongés, tant d’oubli. Je ne trouve toujours pas, tous les effondrements finissent par se ressembler. Et pour une raison inconnue, je décide de repasser par une allée sans doute centrale au début mais comme reléguée sur un côté par des apports successifs. Et là, une stèle surnage, semblant faire signe, comme un naufragé sur un radeau de pleine terre. Je m’approche, cœur battant. D’abord rien : les noms gravés ne sont que des contours pâlis mais la lumière rasante de fin de journée vient à mon secours ; les lettres apparaissent en creux, les dates aussi. Simon est bien là. Les siens aussi. Les nôtres. Peut-être a-t-il pensé, le moment venu, à sa descendance, après la brutalité de l’exil ; à sa terre natale, disloquée par les faiseurs de guerres qui refont les frontières à leur guise ; à Virginie, restée vieille fille sur place ; au verre des origines, devenu feuilles de verre à la chaîne au temps de l’industrie florissante dans le Nord. Peut-être Tony est-il dans les parages : comme un parfum d’aspérule sur place avant l’éloignement.