#rectoverso #14 | murmurantes

période : 1937 – 2044
figures majeures
 : La narratrice, parfois identifiée à l’autrice (silhouette mouvante entre archives et rêverie), Antoine Poletti (figure centrale par défaut d’existence), Pauline Carozzi (gardienne involontaire des silences), Anne Marie S (traductrice des silences), les enfants endormis.
voix collatérales : les voisins, témoins, archivistes historiens, survivants indirects (qui connaissent juste une date, un nom, un bruit de porte).
Courants esthétiques et idéologiques : archéologie domestique, Topographie intime, Poétique documentaire
Évènements marquants :
arrivée de la famille rue de Corbera (1937), arrestation d’Antoine Poletti (1944), effondrement de Louis (1948), coma de Pierrette (1952), mort de Roland et arrivée de la narratrice dans l’appartement (1972), mort de Pauline (1978), départ définitif de Corbera (1981 ), redécouverte de photographies de familles qui réactivent la mémoire Corbera
 (2018)
Œuvres principales : Les heures creuses (carnets en ligne depuis 2020), Comanche (2023)
, Corbera (2027), 
Les murmurantes (2038)
Épicentres géographiques : Rue de Corbera, Paris — matrice de l’œuvre, espace réel et reconstruit par la mémoire, Bastia , Alger, les « lieux fantômes » — escaliers, couloirs, arrière-cours dispersés dans la mémoire urbaine, archives départementales et familiales.
Note critique : 
Corbera n’est pas seulement une adresse : c’est un terrain d’exploration de la survivance des lieux et la persistance des disparus.

En marge

Projet Corbera
L’appartement
Je ne sais pas pourquoi j’imagine toujours 1937 en sépia, comme si les Carozzi arrivaient dans un Paris qui n’existait plus que sur cartes postales. En réalité, Corbera n’avait rien de pittoresque, un immeuble lisse des années trente dans une rue sans âme. Pourtant, c’est là que les racines se sont inventées.

Question : quelle était la disposition exacte des pièces en 1943 ?

Inventaire mobilier avenue de Corbera, 1946 (à finir)

1 lit en métal peint, 2 lits en bois, matelas à ressorts,1 table de cuisine, 2 tabourets, 1 table en bois massif et 6 chaises (assises en paille), 2 armoires en bois verni, 1 buffet chataignier avec 3 portes, des rideaux vert olive



Fiche biographique – Antoine Poletti
Date de naissance : 2 janvier 1904

Lieu : Bastia (Corse)

Arrivée à Paris : date inconnue

Profession : bibliothécaire
Activité : engagé dans un réseau de résistance
Arrestation : 7 mars 1944 

Lieu de détention : Fresne 

déportation au camp de Neuengamme en juillet 1944

Mention officielle : Disparu.


Fiche de consultation – Archives nationales – Salle des inventaires virtuels
Document demandé : "Rapport d’interrogatoire, Poletti Antoine"
Statut : non numérisé / original manquant
Dernière trace : prêt interne au ministère de l’Intérieur, 12 mai 1978.
Pas de retour enregistré.

Notes éparses
retour au 14 avenue Corbera, les volets accordéons en PVC denaturent la façade, rien ne correspond à mes souvenirs.
Objets-clés : Reproduction de l’Annonciation (Fra Angelico), le buffet, le moulin à café, la recette des frappes (beignets corses), la tapisserie à fleurs, l’écharpe.

Écrire dans l’ombre, avec des pièces manquantes. Ne pas chercher à recomposer l’ensemble. 
Accepter de publier un puzzle incomplet.
Tout ce que j’écris sur Corbera est écrit depuis un présent qui doute. C’est ce doute qui me tient lieu de lumière.

Toujours ce paradoxe, écrire sur un lieu sans jamais vraiment y entrer.
Détails flottants : Je n’écris pas pour les combler, mais pour les tenir ensembl
e.

Correspondance fictive – 2 janvier 2044

Madame,


À l’occasion du centenaire de l’arrestation d’Antoine POLETTI, nous vous prions d’intervenir lors de la cérémonie commémorative en mémoire des résistants du quartier.

Leur histoire, quoique lacunaire, mérite d’être transmise.

Une plaque sera posée au 14 avenue de Corbera.

Madame P,
adjointe au Maire, en charge de la mémoire et du monde combattant

Journal (extraits du blog de l’autrice, les heures creuses )

… ce matin revenait l’obsession Corbera, mon Empire romain. J’ai pensé qu’il fallait arrêter de le considérer comme un édifice, et que le sujet pouvait aussi s’inviter dans le journal. Ce matin la figure de Pauline s’impose au réveil, sans doute parce que je viens de retrouver ces deux photographies minuscules, prises lors d’un Noël des années soixante-dix. J’ignore si j’ y étais présente, mais cette image de ma grand-mère est bien celle que je garde d’elle, elle en maintient le souvenir. Cette image d’un Noël à Corbera — je me demande même si c’est Corbera, seule la découpe des fenêtres me le rappelle, la lumière dénaturée des photographies, le mobilier me font douter — vient me révéler l’écart entre un récit familial nourri de nostalgie qui a transformé Corbera en maison du bonheur alors que c’est un lieu chargé de peurs, de morts, de secrets. On s’entête à en dire la joie. Quand Pauline chaque nuit crie assassins. Quels cauchemars faisait-elle ? Des hommes en uniforme ? Des baïonnettes qui s’enfoncent dans les matelas? Le visage de son frère avant que la porte se referme et qu’il disparaisse à jamais ? Ce qu’elle se représentait de Neuengamme ? Ces cris, les poussait-elle depuis mars 44 ? Le petit sapin et ses guirlandes de pacotille ne trompent personne.

Après le café chez Alice, nous allons marcher au Cimetière de Pantin. Les herbes bercées entre les barreaux rouillés. Les médaillons que je ne prends pas le temps de photographier. Les arbres qui nous regardent. Nous recherchons longuement la tombe de Melville. Le nom est quasiment illisible, mangé de mousse. On voit que la tombe est au bord de l’oubli. Je pense à L’armée des ombres, je relie le film à Antoine et Pauline, peut être parce qu’Antoine faisait partie de la résistance, et qu’on a toujours trouvé que Pauline ressemblait à Simone Signoret. C’est étrange comme certaines images finissent par s’agréger à nos souvenirs.

Sans doute d’avoir découvert la tombe de Melville me rappelle que je n’ai pas de nouvelles du SHD de Caen depuis ma demande de reproduction numérique du dossier d’Antoine. J’appelle, je découvre que j’ai fait une erreur dans l’adresse mail. Je n’ai pas reçu d’accusé de réception — ça aurait dû m’alerter. Je viens de perdre trois mois ? Mon interlocutrice est compréhensive, elle tiendra compte de la date de ma première demande. On me dira acte manqué, peut-être. Et pourtant… L’inouï de l’expérience Comanche me donne confiance — cette façon qu’ont parfois les choses de s’ordonner malgré nous. Je me convaincs que ce retard a sa raison, je ne suis pas encore prête à revevoir le dossier Antoine. Mais l’excitation est là.

Je reçois un mail de la Division des Archives des Victimes des Conflits Contemporains, l’adjoint administratif est en train de traiter ma demande de documents concernant Antoine POLETTI , il a besoin de mon adresse postale pour établir un devis. Je ne sais pas ce que contient ce dossier, je n’en ai aucune idée, mais ça me rend fébrile. Peut-être une photographie prise lors de son arrestation, l’idée me hante depuis la discussion que j’ai eu il y a quelque mois avec l’agent du recensement…

codicille : je crois qu'à un moment, dans la vidéo, François parle de Foutoir, et c'est un peu l'effet que ça me fait, tout ce qui s'accumule par ici, depuis le début (avec des premiers textes qui remontent à 2020), des promesses, des propositions d'écritures qui chacune semble contenir la forme d'un livre, j'avoue mon coeur accélère grave.

A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/

24 commentaires à propos de “#rectoverso #14 | murmurantes”

  1. Chapeau bas Caroline ! on aimerait arriver à ce foutoir qui de l’extérieur semble relativement bien ordonné. La rue de Corbera à Paris, est-ce aussi l’avenue de Corbera qui ne compte que 14 numéros ou à peu près ?

    • oui, moi même je m’y perds, envie de la nommer « rue » car « avenue » lui sied moyennnement et je me trompe parfois…
      pour le reste ça finit par s’ordonner un peu, mais va falloir affronter le temps, l’indécision, la peur, je m’étais promis de ne pas en faire un livre histoire d’éviter tout ça (sourire).

  2. Je suis très touchée par cette lecture. La première partie poétique, délicate et la suite, le »foutoir » qui s’organise. Merci beaucoup. Le texte me renvoie indirectement à une sorte d’atmosphère où je me reconnais.

  3. « Écrire dans l’ombre, avec des pièces manquantes. Ne pas chercher à recomposer l’ensemble. 
Accepter de publier un puzzle incomplet. » Tout est dit ! Et si cet ensemble que vous donnez à lire là est un foutoir, alors vive le foutoir ! C’est génial. Bravo et merci.

    • Tout ce que j’écris sur Corbera est écrit depuis un présent qui doute.
      C’est ce doute qui est passionnant pour la lectrice que je suis. Les questionnements, les recherches, les souvenirs, les peut-être. Comment la narratrice donne des indices sur Corbera, au fur et à mesure de son enquête. Pas un
      foutoir, mais un récit qui se construit et plutôt limpide… c’est très réussi, et pourtant… la proposition pas simple. Bravo Caroline, admirative !

  4. Tout ce que j’écris sur Corbera est écrit depuis un présent qui doute.
    C’est ce doute qui est passionnant pour la lectrice que je suis. Les questionnements, les recherches, les souvenirs, les peut-être. Comment la narratrice donne des indices sur Corbera, au fur et à mesure de son enquête. Pas un
    foutoir, mais un récit qui se construit et plutôt limpide… c’est très réussi, et pourtant… la proposition pas simple. Bravo Caroline, admirative !

  5. j’avais un peu la trouille que ce soit redondant par rapport à ton projet, mais là infiniment rassuré, c’était vraiment outil d’éclatement avec démultiplication…

    • J’ai été complètement et heureusement surprise par ce qui s’est passé, comme une juste mise à distance du texte par le jeu, totalement improbable. Bien sûr je me répète mais le ressassement aurait pu faire partie de la liste des « courants esthétiques… »

  6. Je t’ai tellement reconnu dans ce travail photos/archives/textes, continue, c’est magnifique, bises Caroline.

  7. Tout sauf un foutoir, je trouve. Vraie cohérence d’un projet plutôt et obstination. Bravo.

  8. Un vrai foyer là. Je m’y reconnais tant. Bravo pour cette distance trouvée avec la poésie et les dépliages successifs. C’est écrit et tu es dedans. Oui le foutoir et le doute font bon ménage.

    Je n’ai pas osé durant ce cycle d’été aller dans mes « lettres retrouvées »… Ni dans le « film oublié ». Comme tout cela me collait aux baskets ! J’ai fait un détour.

    Oui la suite Caroline. Au boulot.