#rectoverso # PS | naissance

Quand le corps semble s’éteindre, on ne sait plus très bien où l’on est : un courant entraine l’être vers le large et pas question de lutter contre. Cette nuit-là, c’était le déroulement d’une voie rougeoyante cachée au fond de l’impasse : j’étais trouveresse depuis longtemps mais j’avais fait fausse route et oublié les prochaines retrouvailles, lesquelles n’étaient peut-être qu’une vue de l’esprit. J’avais fait halte sur un muret quand le coryphée au volant de sa vieille voiture cabossée par les siècles s’est arrêté près d’une pompe à essence dans une station désaffectée, tout près du muret. Surprise de le voir passer par là, je me suis approchée en cherchant mes mots, en mélangeant le désir de raconter les dernières rencontres et trouvailles et d’être embarquée dans sa voiture comme l’auto-stoppeuse des temps anciens. Il était pressé, et tout en remplissant son réservoir, m’a rappelé sèchement que je devais être là impérativement le lendemain pour chanter l’Air du Froid avec les autres. Il a démarré sans attendre ma réponse. Je ne savais pas de quoi il parlait mais il fallait absolument que je rejoigne le chœur, comme étrangement obéissante. J’avais en mémoire les chromatismes de l’Air du Froid mais pas le reste, pas le contexte. Les trouveresses passent d’un lieu à l’autre en se délestant sur le champ de ce qu’elles ont accumulé. Pour cela, elles donnent ce qu’elles écrivent en chantant de place en place. Se défaire des places fait partie de leur déplacement. Certaines ont été rejetées, brûlées ou oubliées sous prétexte d’inconséquence. Le coryphée venait de modifier le déplacement et son injonction rougeoyait.

J’ai cherché le lieu de la répétition et paniquée à l’idée de ne pas arriver à temps, j’ai cru reconnaitre l’endroit. J’ai beau, de par ma condition ambulante, en voir de toutes les couleurs, j’ai été laminée par l’incertitude : on me disait de revêtir un costume vaguement médiéval, ultra kitsch, insupportablement faux ,avant de rejoindre le chœur alors que je voulais garder ce que je porte au quotidien sur ma route de trouveresse : vêtements qui invisibilisent, baskets pour la marche et pour la danse —et un carnet. On m’a bousculée, dit qu’on avait besoin de mon chant puis dit le contraire. Pourtant habituée des joutes et des esquives, j’ai perdu mes repères comme quelqu’un qui doit remplir un constat après un accident.

Encore une fois je me suis accrochée, en escaladant des échelles sonores faites d’allusions rouges. Rassurée par la présence de ceux qui parfois n’en savaient pas beaucoup plus, j’ai accepté de porter un signe de reconnaissance — une petite pendeloque de verre semblable à un bola de grossesse. J’ai dû lire en attendant l’entrée en scène une sorte de prologue à la partition de l’Air. Il donnait toutes sortes de précisions microscopiques nécessaires pour attaquer l’air du froid mais j’écoutais seulement le tintement cristallin du bola.

J’ai décidé de ne plus continuer et pour échapper au protocole, comme au reste, j’ai commencé à retirer mes oripeaux. Alors, aux parages du tintement, entre deux mondes, dans le ventre, une voix a cristallisé silencieusement, et s’est mêlée aux autres stalactites.

Reste un peu avec nous , trouveresse
l’appel a encore résonné un jour de danse ensemble
souviens-toi de l’appel et de l’aspérule en pleine chair
des longues marches et de la peau d’une couleuvre après la mue sur une route du Luberon
la tempête a encerclé la vieille maison, secoué son corps
le vent est tombé d’un coup

What Power art thou, who from below
Hast made me rise unwillingly and slow
From beds of everlasting snow?

l a fallu reconstruire, replanter d’autres arbres, après le déracinement des anciens
que faire et comment ? les trouveresses chantent et leur voix porte quand elles voyagent. La terre entière se trouve dans chaque pas, dans chaque note, chaque mot, chaque rencontre — tout ce qui transporte
souviens-toi de l’enfant penchée sur l’insecte, du lavoir sorti de sa tombe de terre, de ce qui s’écrit sous la dictée

See’st thou not how stiff and wondrous old
Far unfit to bear the bitter cold,
I can scarcely move or draw my breath?

souviens-toi de tout ce qui est en attente

Let me, let me, let me freeze again to death

je vais naître, l’imminence occupe tout l’espace
je te retournerai et sous la statue de neige
tu trouveras des primevères

Il y eut ensuite un grand cri. Dans le couloir, le coryphée en blouse blanche s’est approché de la chambre sans se presser : mais quel est ce lion qui rugit ? Il est entré, a compris que tout s’était bien passé, ce dont il ne doutait pas. Le nouveau petit être a été enveloppé, réchauffé, au sortir de la voie rougeoyante. J’ai ouvert les yeux, les ai refermés pour reprendre des forces.

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.