#rectoverso #01 | en bord d’étang

Il cadre son regard pour faire de la vue une carte postale. Il imagine le cadrage comme le ferait un peintre ou comme un photographe. Il veut garder l’image pour lui, s’en souvenir, en faire un décor pour une histoire. Dans les angles supérieurs, il y a de part et d’autres des branches de pin. Les pins auraient poussé en diagonale, certaines branches maîtresses à la verticale, au point qu’elles doivent être soutenues par un tuteur. Dans le tiers inférieur, plein centre, il y a un banc orienté face à l’étang, regardant Sète. Dans le tiers inférieur droit, il cadre le muret qui sépare la plage de la guinguette où parfois jouent des musiciens sur la terrasse en béton, reprenant des classiques de variété et, pour les plus téméraires, quelques classiques du rock. Il a entendu une fois une reprise de Starway to heaven et la batteuse avait quelque chose de Bonham. C’était un trio rock, guitare, basse, batterie. Le guitariste était un vieux rockeur, cheveux longs et gris, chemise ouverte sur le torse velu, barbe longue, yeux rieurs. Il était bien aussi sur Starway. Il avait du métier. Son jeu était plus léger que ses blagues, lourdes, entre deux morceaux. Et puis il y avait une bassiste, une gamine, pas trente ans, mini-short de cuir, bas résille, doc Martens roses, tee-shirt noir avec la tronche de Debbie Harry, lèvres entrouvertes rouge et blond peroxydé. Quand il a revue la batteuse, il l’a appelée Jeanne. Elle a rigolé, lui a dit qu’elle s’appelait Estelle et lui a demandé pourquoi Jeanne. Il lui a dit, je t’ai entendue jouer Led Zep l’autre soir et, depuis, pour moi maintenant, tu t’appelles Jeanne Bonham. Je bois pas autant que Bonham, elle a répondu. Dans un sourire triste, il lui a dit tu vivras plus longtemps. Mais là, il n’y a personne sur le banc. Aucun groupe ne joue, la terrasse est vide. La saison est encore loin. La nuit n’est pas encore totalement tombée. Il entend en lui une batterie, il lève le bras, le suspend à une branche, ne prend pas de photo. Pour un peu, il pleurerait

Dans l’enfilade des quais, les barques de joute sont alignées, leur tintaine en place, une barque rouge, une barque bleue pour chaque société de joute, la jeune lance et la nouvelle lance sportive, quatre barques en tout. Avec le soleil couchant qui tape sur les immeubles de l’autre côté du quai, l’image est colorée, un peu d’Espagne et d’Italie. À la pointe d’une des barques, un écriteau a été posé comme un pavois: « il est interdit de monter à bord sous peine de PV », écrit à la peinture rouge. C’est tentant pour les gamins de grimper sur la tintaine et de plonger dans le port. C’est tentant mais ça ne se fait pas. Seuls, les jouteurs au centre de gravité abaissé par la bedaine le peuvent. Et eux, ils font tout pour ne pas passer à la baille et garder leur tenue blanche sèche et leur fierté virile intacte.

Le café ouvre à 7h30. À cette heure, il n’y a que des habitués toujours à la même table qui arrivent dans le même ordre. Les tables et les chaises sont en place. Elles sont restées la nuit. On n’est pas en ville ici, pas besoin de les rentrer ni de les enchaîner. Le Midi-Libre circule entre les tables de ceux qui boivent, seuls, leur café. Lu vite, les pages sportives surtout, quelques gros titres. À la première table à l’entrée, à droite, se rassemblent les gars du coin, avant d’aller bosser. On commente le match de foot ou de rugby de la veille ou les joutes si c’est la saison. Puis on parle des incendies à Montagnac, des Canadairs qu’on a vu au soir se charger d’eau sur l’étang. Ceux qui ne les ont pas vus les ont entendus. On reconnait de suite le moteur d’un Canadair. L’été, le bar semble un trou noir. On n’y entre que pour payer ou aller aux toilettes quand on n’est pas du coin. La vie, sinon, se fait en terrasse. Le matin, c’est le patron qui sert les cafés. De l’intérieur, il surveille l’arrivée de chacun et sait ce qu’il doit préparer. Un expresso avec un verre d’eau, un petit crème avec deux sucres, un allongé. Seuls les touristes prennent des croissants mais plus tard. Il travaille aussi à l’oreille. Il entend une chaise qui se tire et sort, prend la commande, revient, c’est à peine si on a attendu.

A la terrasse, elle est assise devant un café, seule, à regarder le port, pensive. Son téléphone portable est posé à droite de sa tasse. Elle écoute les hommes qui parlent. Ils se connaissent, se taquinent, parlent haut. Elle ne comprend pas tout, leur accent, les expressions. Un rugbyman est mort. Ça alimente la discussion. Les voix se chevauchent. Ils se souviennent l’avoir vu jouer, pas loin, à Béziers, à l’époque du grand Béziers, c’était le grand Béziers dit l’un, et oui, disent les autres, le temps des derbys avec Narbonne et avant que l’argent ne détruise le sport. L’argent a tout détruit dit l’un, et oui, disent les autres. On peut plus rien faire maintenant. Tu mets un coup de citron tu prends un carton rouge. Le grand, on l’appelait le citronnier, dit l’un. Il répète, le grand, on l’appelait le citronnier. Un autre dit qu’avant, c’était les plus vaillants qui s’imposaient. À la table un plus jeune dit qu’il faut protéger les joueurs. Le ton monte. Personne ne s’écoute. Chacun défend sa vision de ce que peuvent les corps, les coups qu’ils peuvent donner et les coups qu’ils prennent. Si t’es pas à ta place, c’est normal d’être châtié. Celui qui dit ça appuie sur le « ti ». Tu te fais marcher dessus, on s’essuie les crampons et après tu fais attention. Et oui, c’est comme ça. C’est ça le rugby. On parle du grand. On dit « le grand ». On se rappelle de quelques formules du grand, « si c’est pas eux, c’est nous, il faut mieux faire le boucher que le veau ». C’était le grand Béziers et on roule le r de grand. Plusieurs disent et répètent, comme pour eux-même, c’était le grand Béziers et tout était dit. Et dans ce grand Béziers, le grand tenait la baraque à coups de citrons, de tatanes et de mandales. Il y a ses défenseurs: le grand il a jamais mis un coup de pompes. Des caramels, oui, des coups de casque mais pas des coups de pompe. Revient la finale de 1971. Elle n’entend pas la date, elle entend juste Toulon, Herrero, côtes cassées, cravate. Le ton monte encore, on n’en sait rien, personne n’a rien vu. Et le public qui scande Esteve assassin, c’est bien qu’il s’est passé quelque chose, non? Tu fais chier. En appuyant sur le chi. Elle sourit. Elle finit son café.

4 commentaires à propos de “#rectoverso #01 | en bord d’étang”