RECTO
À ce stade de la nuit, je ne dors pas. J’ai beau tenter de caler ma respiration sur celle de Louis, je n’entends que mon propre cœur qui bat, il bat trop fort. Tout va trop vite. Dos rompu d’avoir rangé, vidé, transporté, empaqueté, noué. Je me demande si nous ne sommes pas en train de commettre une terrible erreur. Ça me traverse— fuir, ne pas partir, cacher les valises, dire que c’est impossible. Je refais l’inventaire dans le noir. Les objets enfermés dans les caisses , le trousseau maigre, quatre paires de draps, six torchons, les casseroles, les assiettes, les couverts, les vêtements d’hiver roulés dans les manteaux. L’inventaire de ce que j’abandonne, la rue Droite, la lumière du levant sur Saint-Jean-Baptiste, le chant des sources, les pierres chaudes, ce que personne ne pourra me prendre, mes prières, ma langue natale, l’amour que j’ai pour Louis et pour les petits, ce cœur-là, ce cœur trop fort, le parfum des immortelles. J’en ai fait sécher une poignée entière dans un mouchoir, bien serrée, je l’ai glissée entre les plis de ma robe noire, celle que je mettrai pour le départ. Je ferme les yeux, mais le départ est déjà là, sous mes côtes, je sens la mer s’ouvrir.
À ce stade de la nuit, je marche pieds nus sur le carrelage froid. sans faire de bruit. Je connais chaque carreau, chaque joint creusé entre les carreaux, chaque tapis, je pourrais marcher les yeux fermés. Mais je préfère regarder, tout est plus net la nuit. Mes pensées tournent en rond, toujours les mêmes. Je vois des visages que je n’ai pas choisis. Je pense au jour de l’accident, mais c’est devenu flou. Le bruit des freins, puis plus rien. Seulement le silence. Et juste après une lumière, ou un animal. Depuis, tout me parle autrement. Les choses autour ont changé, ou peut-être que c’est moi. Je m’arrête dans la cuisine, tout est là, comme d’habitude, mais tout est un peu plus vivant. Je sens que ça respire. Il y a quelque chose qui bouge doucement dans les murs, dans les objets. C’est lent, mais je le sens. Je le vois presque. Je suis là, mais je sens que je suis encore un peu de l’autre côté. Peut-être que je n’en suis jamais vraiment revenue.
À ce stade de la nuit, je fais semblant de dormir. J’écoute la circulation calme de la rue. Je ne veux pas louper le moment où la chambre bascule, où tout devient plus réel. J’attends que la lumière des phares traverse le lainage épais des rideaux, tissage de petites herbes, ombres d’arbres — les rideaux, une forêt. Je guette les faisceaux dansants qui découpent des lucioles contre les murs, des trains qui ne viennent jamais, je caresse le jeté de lit, le coton qui ondule en bosses douces comme des dunes. Je me dis que les abat-jours sont des tours, des toits de château, et que je dors dans ce château — Corbera, mon château. On parle doucement quand je suis là, on croit que je ne comprends pas, souvent je ne comprends pas. Mais j’entends. Je ne sais pas ce que c’est que mourir. Ce que je sais, c’est qu’il y a comme un souffle dans les murs de la chambre qui m’enveloppe. Peut-être c’est le souffle d’Antoine, celui de Louis ou de mon père, ou c’est le vent. Je suis toute petite, et Corbera est immense.
VERSO
L’armée des ombres. Je le découvre très tard, sans savoir à quoi m’attendre, sinon que je connaissais Melville, j’avais été impressionnée par Le cercle rouge. Sinon une histoire de guerre, de silence, d’hommes en par-dessus. Le titre porte en lui un flottement, une gravité souterraine. Et puis tout s’impose. Les plans serrés sur les visages, les gestes lents, la tension des corps. Les intérieurs clos, l’attente, la peur. Et surtout Simone Signoret. Ou plutôt, Pauline. Ma grand-mère. Même corpulence, mêmes cheveux epais, même port de tête. Elle est là, devant moi, sur l’écran. C’est elle, avec son manteau noir, sa démarche, sa silhouette. Une femme droite, avec des secrets. Alors le film cesse d’être un film. Les images deviennent mémoire. Et avec elles, revient Antoine, mon grand-oncle. Résistant. Déporté. Disparu. Antoine dont il ne reste que le visage au quatrième rang de photos de famille, et le portrait retrouvé aux archives de Caen. Melville dit qu’il n’a pas connu l’aventure de ses personnages. Moi non plus. Regardant ce film, j’ai pourtant l’impression de revenir vers eux, Antoine et Pauline. Melville, ne filme pas l’Histoire. Il filme le temps ralenti de la peur. L’épaisseur des silences. Il filme de longs couloirs vides. L’attente. La solitude comme forme de courage. Marcher dans la nuit. Savoir et ne pas savoir. Le regard de Mathilde. Une rêverie rétrospective. Un pèlerinage. Pour moi aussi c’en est un. Les souvenirs ne sont pas les miens. Le film m’en restitue seulement l’ombre. Je n’ai pas hérité de leurs récits. Seulement d’une sensation. Une densité sourde que le film fait remonter.
Quand grande et petite histoire donnent une vibration traversante. C’est réussi. Merci
merci Louise, ça s’inscrit dans un projet au long cours, petite et grande Histoire ça fout la trouille, mais faut y aller 😉
(j’aime beaucoup aussi (Simone emporte tout…) Lino Ventura (alias Philippe Gerbier – me dit wiki) parce qu’il prend l’autobus (comme un peu à chacun de ses rôles) et aussi Paul Meurisse (pointant vers Edith Piaf) (alias ici Luc Jardie) et son monocle – enfin tout ça…) après pour Corbera que les choses avancent !
oui, Simone… mine de rien Corbera ça avance cette fois. Merci Piero.
cette constellation des «je» devient principe romanesque en tant que telle, bel indice pour la suite des propositions à construire…
en attendant «je» m’accroche 😉
« Alors le film cesse d’être un film » et c’est le moment de la bascule. Où ce qui paraissait épars se rassemble pour faire récit des lucioles. Cette suite est splendide. Si je peux me permettre : perso, j’attends des suites partant de ce château immense. Corbera, à mon avis, n’a encore pas dévoilé ses mystères. Et c’est tant mieux, à ce stade…
Merci Serge, Corbera projet au long cours, des bribes trainent ici ou là (https://lesheurescreuses.net/category/corbera/) depuis cinq ans, mais là voudrait bien aller au bout, à suivre…
Recto – Fuir pour ne pas partir, la chambre qui bascule dans le réel, ton texte est plein d’images si parlantes.
Verso – Contente de lire que tu as enfin pu trouver ce que tu cherchais à Caen (tu l’a peut-être déjà dit dans Les Heures creuses, mais je ne lis pas toujours tout) – « L’Armée des ombres » est un film que je dois absolument revoir, j’en avais l’intention.