#rectoverso #02| Maylis de Kerangal nuits et je, pluriels

Recto

à ce stade de la nuit — le vent s’engouffre dans les interstices du bâtiment, racle les vitres, secoue les stores métalliques comme une main impatiente, je suis là, collé sur la banquette d’une salle d’attente, néon clignotant, un halètement absorbant l’air — le couloir s’allonge, couve le silence, j’entends au loin le pas d’une infirmière, ou peut-être est-ce le bruit de mon propre sang qui bat dans mes tempes, je n’en sais rien, tout se mêle, se brouille — à ce stade de la nuit, il n’y a plus de chronologie, plus de repères, juste ce face-à-face étroit avec l’angoisse où le réel vacille, s’effiloche, où je me demande si ce que j’attends est déjà arrivé, ou s’il ne viendra jamais — à ce stade de la nuit, je regarde les murs et j’espère qu’ils me parlent.

à ce stade de la nuit — la ville se referme sur elle-même, digère ses lumières, ses sirènes, ses corps, je marche dans une rue sans nom, talon contre bitume, irrégularités, je traîne une fatigue sans âge, une pensée : la valise oubliée sur un quai — à ce stade de la nuit, je me souviens de la voix du médecin, timbre neutre, syntaxe clinique, il avait dit « on surveille », et moi j’avais entendu « on attend que ça bascule » — alors je vais, j’arpente, j’use les trottoirs, je longe les vitrines aveugles, les rideaux de fer, à l’enfer, je pense au corps sur le lit veillé par des machines, des chiffres traçant la vie et la mort, des tubes qui entrent et sortent, je pense à ce râle qui n’est plus le sien, à ce cœur assisté, que l’on rapièce— à ce stade de la nuit, je ne sais plus si je fuis ou si je veille, je suis là sans être là, tendu vers un possible que je ne peux ni nommer ni repousser — à ce stade de la nuit, j’avance pour ne pas tomber.

à ce stade de la nuit — l’air est doux, presque tiède, la fenêtre ouverte laisse entrer le chuchotis d’oiseaux, un frisson sur la peau nue de mon bras — je suis allongé, pas vraiment endormi, pas vraiment éveillé, entre deux — je pense à toi, sans colère, sans regrets, une pensée telle une eau lisse — à ce stade de la nuit, ton absence ne brûle plus, elle flotte, elle m’accompagne — je me dis que c’est peut-être ça, vivre après — ne pas guérir, non, mais porter — je t’imagine quelque part, peut-être dans un rêve, ou dans une autre vie, je ne sais pas — à ce stade de la nuit, je te parle sans bruit.

à ce stade de la nuit — l’excitation monte sans raison, comme une onde au-dedans de la peau, debout je tourne dans la cuisine, pieds nus sur le carrelage froid, les gestes  s’enchaînent inutilement — je range un verre, j’ouvre le frigo, je regarde la lumière éclairer mes mains, et je referme — rien à faire, rien à dire, juste ce corps qui pulse, qui s’emballe — à ce stade de la nuit, tout semble possible, tout semble prêt à commencer, même l’irréel — je pense à un départ, à un appel, à un visage que je n’ai pas encore vu — je suis tendu vers ce qui n’existe pas, vers ce qui pourrait — à ce stade de la nuit, je suis prêt à aimer sans preuve.

à ce stade de la nuit — l’idée de lui revient en insistant, une musique trop douce que j’entends quand même — je suis sur le canapé, jambes repliées, un livre ouvert sur les genoux, mais je ne lis pas, je regarde le vide — je revois son rire, sa façon de prolonger son regard dans le mien quand il doute, des phrases de silences qu’il ne dira jamais — un amour improbable, hors cadre, hors temps, un amour qui ne se montre pas, qui se vit en dedans, à l’ombre — à ce stade de la nuit, je n’essaie plus de comprendre, je laisse venir — je sais que demain, à la lumière le sens se sera échappé, mais maintenant, dans cette heure tremblante, je le sens là — vivant, léger, interdit — et je n’y peux rien.

à ce stade de la nuit — je ris tout seul dans la cuisine, une cuillère à la main, un vieux morceau de disco en fond, volume trop fort — je danse mal, je le sais, mais je m’en fiche — je tourne, je chante faux, je suis ivre de rien, juste de cette joie qui déborde sans raison — à ce stade de la nuit, tout paraît soluble, même les problèmes — je pense aux messages, aux promesses, aux rendez-vous qu’on ne tiendra peut-être pas — et pourtant, ça suffit — je suis là, rire de vivre, un peu fou — à ce stade attendri de ma nuit, le monde semble vaste, moi, minuscule et heureux dedans.

à ce stade de la nuit — la ville au ralenti s’étire, comme si elle respirait plus lentement — je marche sans but, les écouteurs vissés aux oreilles, un morceau lancinant, et le trottoir défile — les réverbères dessinent des halos d’or sur l’asphalte et la pluie, tout paraît magique — et tout soudain, je pense à cette main frôlée dans l’escalier plus tôt, ce regard tenu une seconde de trop — rien de concret, rien de dit, mais une possibilité, une étincelle en suspens — à ce stade de la nuit, le simple fait de l’imaginer suffit — l’élan, le trouble, la surprise — j’ai envie de courir, de dire son prénom à voix haute, juste pour l’entendre sonner — à ce stade de la nuit, l’amour n’a pas encore de forme…

Verso – « aimons-nous vivants »

C’était un samedi, ou un vendredi peut-être, un de ces soirs où la lumière tombe lentement sur la campagne, lavée de jaune et de rose, les ballots de foin découpés nets sur la ligne d’horizon. On roulait tranquillement, fenêtre ouverte, le vent faisait battre la manche de la chemise comme une voile. À l’orée du village, juste après le virage du château, on l’a vu  : « cinémaitinérantbus » panneau flanqué d’un hérisson à roulettes — oui, un hérisson ! — courant comme un fou, deux bobines de film plantées sur la tête en guise de couronne, sprintant vers nous.  Il avait tout d’un petit miracle ce cinébus. Caravane du 7e art, bourlingueur aux sièges rouges en velours synthétique, gradins moelleux une odeur mêlée de parfum, de moquette chauffée, de sucre tiède. Sur l’écran au fond de la scène, peint à la main, ces mots : « Aimons-nous vivants », et c’est vrai qu’ils avaient l’air d’y croire, les types de l’équipe arrivés par le bus, eux qui souriaient en pliant les programmes donnés avec les billets. Pas de pub, mais des courts-métrages avant le film, souvent des perles. Les gens arrivaient par grappes, en famille, en couple, entre copains. On se reconnaissait, on se saluait comme au marché— « t’as vu la bande-annonce ? » « le dernier, c’était pas mal, non ? » « il paraît qu’on pleure à la fin. » — et déjà, les fauteuils couinaient sous les mouvements, les bonjours, les pardons, les sacs posés à terre, les froissements des robes d’été. Ambiance bon enfant, tribale presque. Pas cher, accessible, du cinéma pour tous, du bon. On avait décidé de se déplacer pour partager cette heure et demie dans l’obscur. Et quand le noir s’est fait, quand les premières images ont jailli, c’était ça, on était venus chercher : un bout de vie, un miroir. « Aimons-nous vivants », projetait l’écran, et dans ce clair-obscur on a pensé que oui, à mourir pour mourir, pas tout de suite, pas comme ça. Pas avant d’avoir aimé vivant.