#rectoverso # 03 | allers-retours

Recto
à ce stade de la nuit seule reste une question. Lancinante. Pourquoi avoir fait ça ? Il avait tout pour lui. Enfin presque. Sinon il ne se serait pas embarqué dans cette situation insensée. Obscure. Laide, vue de l’extérieur. Justement en pleine nuit. Même si c’est le matin que les larrons l’ont trouvé sans vie. On voudrait crier : non, pas lui ! Si brillant. Si généreux. Le choc d’une rupture, c’était avant. Mais les conséquences, l’onde de choc, on ne sait pas. Lui sans doute ne savait pas non plus, à l’heure où tout se mélange. Ou alors, il ne savait que trop. Plus rien à perdre. Si : tous les projets en perspective. Même qu’il devait revenir sur les lieux de la célébration récente et projeter à l’Eden — le petit cinéma qui avait accueilli sa grand-mère l’aventurière de l’Education nouvelle— un documentaire sur l’artiste résistante. Expliquer aux spectateurs ce qui l’avait poussé à sortir du peuple des ombres une figure emblématique. Parler de ce qui est universel. Aller plus loin. Et si ses projets étaient déjà les prémisses d’une fuite en avant ? La question taraude, creuse son trou en pleine chair et mon corps est celui de la nuit, les entrailles se tordent. Si seulement on pouvait tout rembobiner, revenir au jour des retrouvailles, des souvenirs. Il disait il y a peu : quand j’étais petit, tu me m’avais raconté l’histoire de la pierre à ton doigt —une aigue- marine ayant cristallisé à partir du ciel et de la mer. Je n’ai jamais oublié

à ce stade de la nuit, c’est le hurlement d’un loup qui revient. Il m’a arrachée au repos. Une nuit de pleine lune. Le hurlement vient du terrain de jeux traversé par les hérissons rejoignant leurs abris de feuilles mortes sous les buissons. Je me lève sans faire de bruit, les parents dorment. Ils vont dire que c’est un cauchemar. J’en fais tellement depuis que grand-père a violemment disparu. Tout est vrai cette nuit. Mais ils ne me croient pas. Alors je me tais. Le lendemain, j’essaie de comprendre les conversations des grandes personnes. Le chien-loup dit berger allemand si gentil avec nous les enfants est devenu fou pour une raison inconnue. On parle de pleine lune, de retour aux origines sauvages. On parle mais on ne sait pas. Le garde-forestier a dû abattre le chien qui sautait à la gorge des humains. Et moi j’ai perdu Dick. Les nuits suivantes, quand je parviens à dormir, je rejoins les loups. Ils me reconnaissent quand la nuit est claire. Ils ne sont pas méchants. Ils s’appellent tous Dick

à ce stade de la nuit je voudrais consoler les enfants qui pleurent quelque part ailleurs. Si nombreux. Ils ont faim, voudraient comprendre, retrouver, partir. Être protégés. Jouer. Juste jouer sans avoir peur. Pourquoi le fracas. Pourquoi les adultes perdus comme nous on l’est. Pourquoi plus rien de ce qu’on voyait avant. Peut-être que ça n’existait pas. Pourquoi les corps sans vie. Pourquoi les gravats. On invente des jeux avec les cailloux, les chiffons, les restes, en attendant. En attendant quoi ? On récupère des bribes, on fouille les ruines. On imagine une autre vie, une autre ville. On se réfugie dans un rêve plein de poussière. Une fourmi transporte de toutes ses forces une brindille. Elle est comme nous. On la regarde. Ce n’est pas du courage. Pour elle, c’est l’incontournable nécessité qu’on n’interroge pas : il lui faut absolument transporter la brindille d’un point à un autre. Et recommencer. On dirait qu’elle consolide la fragilité. En plein désert on est minuscules. Les repères aussi. Et ils s’effondrent. On pleure. On n’a plus de larmes. On fait comme si on recommençait. On transporte des brindilles

à ce stade de la nuit, il faut partir. Aller à la gare à pied — les premiers bus ne sont pas encore en circulation —attraper le premier train, passer par la capitale pour rejoindre le vieux Centre aux villages éloignés, aux maisons fermées, aux forêts épaisses. Dans le premier train, ceux qui vont au travail — ouvriers, employés des travaux de maintenance aides-soignantes « issus de l’immigration », comme disent ceux qui montent rarement dans les premiers trains de banlieue— ferment les yeux pendant le transport pour profiter d’un dernier répit avant de se jeter dans les batailles de la journée. Je fais comme eux, un répit, puis je change de train. C’est long, A l’arrivée il faudra louer une voiture, rouler pendant trois quarts d’heure en traversant forêts, villages aux maisons parfois abandonnées, rejoindre le Village d’Enfants. Prendre la parole. Défendre. Convaincre. Tu le veux bien disent-ils. Parallèle dérisoire : parce que tu le vaux bien, la pub mélange tout dans son infâme macération. La nuit joue les prolongations. Jusqu’où faudra-t-il aller ? Le train roule encore. On y retourne. Encore une fois. Le jour finira bien par se lever

à ce stade de la nuit, la pleine lune a découpé les silhouettes des arbres et des maisons saisies dans ce qui ressemble à un temps suspendu. Tout le monde fait comme si de rien n’était. Impossible d’interrompre ce qui est entamé. Surtout une fête de famille. Il y a bien eu des alertes sur les téléphones mais tout le monde s’est dit : on dirait une alerte enlèvement, ils en font toujours trop. Tout est bon pour semer l’inquiétude. Comment distinguer le faux du vrai, surtout maintenant ? Pendant que les nuages s’agrègent, magnifiques et noirs, devant la lune aux sept voiles, on se sépare. Dernier coup d’œil vers la rue montante : tout est calme, sauf un éclair, aux parages d’un transformateur. Toutes ces alertes pour presque rien. Passé minuit, le grand cercle blanc disparait, absorbé par une meute de nuées qui soudain fait penser à un galop fou. Claquements. Volets ou sabots. Un grondement sourd s’amplifie d’un seul coup, courbant les arbres qui s’inclinent devant un visiteur redouté. Le vent fou se découvre, embrasant le silence d’avant. Une tempête jamais vue s’abat comme la colère sur l’ordinaire médusé

à ce stade de la nuit, je sors. Chaleur intenable. Qui m’appelle ? C’est dangereux : on ne sait jamais. Non, il faut que j’y aille. D’abord le parfum capiteux du catalpa m’étourdit au passage. S’interpose. Mais c’est dit : je m’évade

à ce stade de la nuit je marche encore. Je fais partie de ceux qui cherchent à anticiper pour la distribution. Arriver à temps. Avec les autres j’emprunte un couloir grillagé dans le désert. Il canalise des milliers d’êtres humains réduits à la mendicité. Le petit jour va se lever et il est déjà trop tard. Tous ceux qui ont pensé récupérer quelques miettes avant l’heure prescrite ont eu la même idée : arriver avant. Avant tout. Tout le monde se bouscule et le chacun-pour-soi remplace dans l’urgence le tous-ensemble. Plus envie d’avancer. Je reste là. Ecrasée

à ce stade de la nuit je suis devenue passagère clandestine. Embarquant parmi. Secouée, retournée, débarquée. Contrôlée. Renvoyée aux origines dont je n’ai plus idée. Renvoyée à rien. Rien d’autre qu’être du voyage illégal, dans un rêve de déplacement plein de risques. Rêve de vie meilleure. Un toit. Manger à sa faim. Même si la faim c’est aussi autre chose. Rencontrer. Mais pas ceux qui font comme s’ils ne te voyaient pas. Même quand tu ne demandes rien. Rien que la possibilité d’être là. Juste un peu

à ce stade de la nuit il n’y a plus personne. Les mots remplacent les vivants. Ils se bousculent au portillon ou se dispersent selon l’aimant qui les attire ou les repousse. On ne discute plus : ils sont là. Prêts à tout. A s’emparer de toi autant que tu t’empares d’eux. Ils ne te laissent aucun répit. Voyagent avec toi. Ils sont ton bagage et vont jusqu’à devenir ton absence de bagages. Ils n’ont pas besoin de parler, ils savent que tu les connais par cœur et même quand tu es retardée, ils ne perdent pas patience. Ils t’attendent pour le prochain bivouac

Verso
à ce stade de la nuit, je repasse par là . La journée s’est finie avec une réunion lourde. Projet retoqué encore une fois parce qu’il faut trouver les moyens de faire des économies, parce que soi-disant ils n’ont plus les moyens. Le projet est lié à l’urgence : dans ce cas-là, on ne lésine pas avec le budget, surtout quand en amont tout a été étudié au millimètre près dans le cadre des travaux envisagés. Que veulent-ils de plus ? L’argent, il y en a mais c’est ailleurs qu’ils le placent. C’est bien connu, l’urgence ne rapporte pas. L’urgence coûte cher. Je longe le parc en pensant à tout ça et en traversant sans vraiment regarder, manque de me faire renverser par une voiture qui freine sec. Reprendre ses esprits. Je prends appui sur le mur d’en face, près d’une affiche. Programmation de l’Eden, petit cinéma entièrement restauré à deux pas de là. Horaires : dans 10 minutes, c’est Jane par Charlotte. Pas l’ombre d’une hésitation, y aller. L’Eden : j’y étais entrée dans les années 80 quand la fondatrice résistante déjà âgée avait raconté — mains et voix tremblantes — l’histoire de ce qu’elle avait arraché, avec d’autres, à la nuit. L’Eden menacé a été restauré depuis. Je ne reconnais pas le hall, la caisse à droite, un escalier au fond du couloir pour accéder aux salles — la plus grande, celle que j’ai gardée en mémoire, et les autres, qui peut-être n’existaient pas encore. C’est par là. Salle minuscule, écran aussi. Je ne m’attendais pas au cocon — ni au Rex évidemment— mais là c’est dans le mille : salle de cinéma en miniature, presque vide, je me pose, presque seule. Se laisser faire par ce qui va apparaitre. Jane, la maison qui prend l’eau, l’intuition et le regard de Charlotte, le fouillis qui se devine, les bassines pour les fuites, la mer à deux pas, une petite-fille traversante et la question de fond : mais pourquoi elle a fait ça ? Le visage de Jane. Sa pâleur. La bouche qu’elle tente de contrôler pour que les paroles ne détruisent rien. Le visage qu’elle offre. Elle sait déjà. Baies vitrées. Navettes corps-visage. Et réciproquement. Charlotte filme. La mer, jamais loin. Filme la question sans réponse. Pourquoi mais pourquoi ?

A propos de Christine Eschenbrenner

Génération 51.Une histoire de domaine perdu, de forteresse encerclée, de terrain sillonné ici comme ailleurs. Beaucoup d'enfants et d'adolescents, des cahiers, des livres, quelques responsabilités. Une guitare, une harpe celtique, le chant. Un grand amour, la vie, la mort et la mer aussi.