rectoverso #04 | le livre et la prison

«La première chose à observer» quand elle arrive à l’hôtel, c’est le livre que lui a laissé Pedro. Où est-il Pedro? Est-il encore en vie? Elle savait qu’il aimait les livres, qu’il lisait de la poésie. Elle connaissait, et était fascinée par sa collection d’ouvrages révolutionnaires en français, en espagnol, en anglais, en allemand (et même quelques vieux exemplaires de textes canoniques en russe), tous ses bouquins sur la piraterie, et encore sur la Commune de Paris, les révolutions et pas que la française (la seule que les Français connaissent avec la Révolution russe, il disait), il avait des livres sur la révolution des pueblos contre les Espagnols de 1680, sur le soulèvement des Outaouais contre les Anglais en 1763, et encore sur la guerre d’indépendance du Mexique, la rébellion Maya de Yucatán, et bien sûr la révolution mexicaine, et encore les guerres d’indépendance, la révolution chinoise, la révolution Khmer, et encore toute une étagère sur les anarchistes, un rayon sur les antispécistes, les utopistes, et encore des livres sur tous les marxistes, les orthodoxes et les autres, les passés par les armes et les passés à la postérité, et encore tous les livres sur Zapatta, sur Toussaint Louverture, sur les chefs amérindiens insoumis, et encore les lettres de Marcos depuis les montagnes du Sud-Est mexicain, et encore L’insurection qui vient (Pedro le lui avait donné comme un livre de lecture, tu verras il avait dit, c’est court, c’est facile et tu sauras les mots qu’il faut connaître en français), et encore des livres sur la lutte armée, les bouquins sur les Gari, Action directe, les Brigate Rosse et la bande à Bader, les bouquins de prison de Jann-Marc Rouillan (dans lequels il y avait des lettres de Rouillan à Pedro), et encore les Livres de Livrozet sur la prison, Surveiller et punir de Foufou (Pedro l’appelait Foufou, avec son accent, ça faisait presque Fauxfaux), et encore les bouquins d’Orwell, de London (sur son bureau, il y avait Hommage à la Catalogne d’Orwell, il lui avait dit tout le monde parle de 1984 mais lis-ça, c’est une autre histoire), et encore les bouquins sur la Palestine édités par La fabrique (et pas seulement la Chronique de la guerre civile d’Hazan, il les avait tous, ces livres aux couvertures de toutes les couleurs, bleus, noirs, rouges, gris, verts, oranges, il avait du respect pour Éric Hazan, Pedro, pour ses éditions, pour son courage, il disait qu’Hazan a publié des textes que les autres auraient brûlés et sur la Palestine, c’était pas le premier, c’était le seul). Elle savait tout ça, l’emprise du combat politique, le désir de vider le monde des salauds et des machines à fabriquer des pauvres et des affamés qui alimentent la richesse des salauds. Et là, elle tient dans les mains le pavé laissé par Pedro, à la couverture effacée, aux pages cornées, remplies de notes dans les marges et de phrases soulignées. Un roman. Elle sait qu’elle va le lire, qu’elle va le dévorer comme tout ce qu’elle lit en français depuis que Pedro lui a appris Prévert, le Petit Prince et tous ces trucs qu’il lui filait ou qu’il lui lisait en lui disant écoute ça… et d’autres chosent reviennent encore, la liste des choses de la prison, encore des souvenirs, encore les tatouages sur le front, dans le cou, sur les mains, les femmes aussi, sur le ventre, la poitrine, le dos, le visage enfin, encore les images des corps morts, suppliciés, achevés, langue bleue et gonflée, peau striée, entaillée, encore les cris qui reviennent, de ceux qui blessent et tuent et hurlent pour apeurer avant d’enfoncer la lame ou tirer dans la nuque, encore les cris de ceux qui souffrent, encore le cri multiple, profond, sourd et puissant des colères collectives, les cris des insultes sous les coups des matons, encore les cris le soir (ils sont terribles ces cris du soir qui sortent des cellules, ils empêchent de dormir, ils sont pleins de peur, de celle des enfants qui hurlent, seuls, la nuit, dans la maison où la mère n’est pas encore rentrée), encore les prières que ses soeurs lui ont apprises, dans la prison, toutes les filles étaient ses soeurs, toutes les femmes ses tantes, et Pedro, celui qui n’en était pas mais qui entrait quand même, Pedro, le père d’adoption, de substitution, de consolation, d’éducation, d’érudition, encore la langue qu’elle a apprise, celle de la rue, de la mort à l’improviste, des gangs, de la zonzon, la langue des livres, de la poésie que Pedro partageait, récitait, le visage emporté, les yeux qui traversaient la page, et d’autres langues, encore, toujours ces mots qu’elle va observer dans le gros livre laissé par Pedro (parce que quand elle lit, elle observe aussi, elle regarde les mots, fascinée, leur agencement, leur forme, après elle les reprend sur son blog et elle en fabrique d’autres en espagnol qui ressemblent et en ressemblant se déplacent, elle s’émerveille encore comme depuis petite quand elle déchiffrait pour la première fois les lettres tatouées sur les corps, les prières, les noms des Saints, les noms des rues, du gang, les amours, les devises, les pardons, les menaces, les tristesses, les destins. Quand elle lit, elle observe les mots dans la page comme elle observait les vies racontées sur les corps).

Verso:

Tu crois que c’est fini, hein? Elle relit son blog, les notes accumulées dans ses crónicas, t’es née en prison chica, tu crois que tu vas la réécrire ton histoire, hein? ton arrivée en France, ton premier billet d’avion, avec ton passeport dans une enveloppe, tu ne peux pas oublier la Bolivie, non, pas avec la liste des ingrédients pour faire la salteña dans la poche de devant de ton sac Eastpack (Pour la farce (souligné deux fois) : 2 gousses d’ail, ¼ botte de persil, 1 C à S de cumin, 1 C à C de piment rouge en poudre, 2 C à S de sucre brun, Sel et poivre, 2 feuilles de gélatine, 60 grammes d’olives noires, 2 œufs Pour la pâte souligné une seule fois : 650 grammes de farine, 1 C à S de sel, 2 C à S de sucre blanc, 1 œuf entier, 2 jaunes d’œuf, 60 grammes de beurre, 5 cl d’huile neutre , ½ verre d’eau tiède Finitions : 1 jaune d’œuf, 1 C à C de sucre blanc 3 cl de lait), pas avec l’adresse de ta mère sur la couverture du carnet gris (que tu connais par coeur mais l’adresse, c’est elle qui l’a écrite au stylo rouge). Quand on promène ça sur soi, tout le temps, on n’échappe pas à son passé. Et même si on te piquait le sac avec le carnet, avec l’enveloppe, avec les trois lettres de Mario, tu crois que t’oublierais ton enfance? À chaque fois que tu vois une pute, c’est ta mère que tu vois et ton coeur bondit et t’as envie d’aller l’embrasser. Et maintenant, le gros bouquin de Pedro qui pèse une tonne dans ton sac déjà lourd. Tu le sens, tout ce passé qui pèse?

11 commentaires à propos de “rectoverso #04 | le livre et la prison

  1. (Bolano jte parie) (et y’avait pas qu’Hazan, Pedro, y’avait aussi Masp(ero)) :°))

    • oui Piero, c’est vrai, j’ai oublié Maspero, mais pas sûr qu’elle avait identifié Maspero la jeune G., Pedro lui savait pour Maspero,. Je m’en veux pour cette « faute » historique. Ça avait du sens ur les bouquins sur les guerres d’indépendance, l’Algérie, bien sûr, comme la Commune, ces livres marginaux, suspects, interdits avant de devenir des objets de recherche académiques (mais l’Algérie et MAspéro, ce sont des monuments auxquels on ne s’attaque pas à la légère).
      Merci pour ta remarque, elle m’ouvre plein de perspectives

      Pour Bolaño, pari gagné

  2. Oh, c’est marrant, même si c’est au final assez éloigné, mais j’ai eu l’impression d’être dans un roman de Xavier Mauméjean en lisant les premières lignes 🙂

  3. Quel texte! J’ai été complètement saisie. J’espère qu’il y aura une suite.

    À un moment j’ai pensé à « Tueurs » de Jean-Michel Espitallier, livre glaçant où s’alternent descriptions d’exactions commises en tant de guerre et propos tenus par ceux-là même qui les ont commises.

    • Merci, je viens de lire la présentation de « Tueurs ». C’est vrai, qu’il y a quelque chose qui y renvoie llorsque je parle des cris;.C’est une belle référence que je ne connaissais pas (en plus publié par Inculte, ce qui renforce l’envie de lecture)

  4. Et je retrouve cette autre phrase:

    …Tant que les historiens sont des chasseurs, les lapins n’ont pas d’histoire. Or, les dominés, quels qu’ils soient, ont toujours été des acteurs de l’histoire. Il n’y a pas que les dominants qui font l’histoire. C’est pourquoi nous devons « faire l’histoire des lapins qui ont un fusil », c’est à dire l’histoire des révoltes, des luttes, des résistances et des révolutions…
    Mathilde Larrère

    • merci pour ces informations Françoise. Les lapins, du Yucatán, du Chiapas et d’ailleurs ont trouvé leurs biographes.