#rectoverso #05 | Deux saisons

Codicille : Cette proposition est l’occasion pour moi de revenir à un texte écrit à l’atelier #progression #faireun livre en 2021. Il répondait à la 2e proposition du cycle, sous l’égide de Christophe Tarkos et s’intitulait La Décharge. Je déploie cette page dense, sans verbe initialement, dans Recto. Pour Verso , je m’appuie sur un autre texte qui se passe dans le même lieu, près de trente ans après et pour lequel j’ai écrit la 4e de couv’ suivante dans le cycle 40 jours de l’été dernier :
Une femme opte pour un changement radical de carrière à l’approche de la cinquantaine. Elle rentre en apprentissage dans une station touristique où elle n’a pas remis les pieds depuis une trentaine d’années. Les éléments les plus prosaïques de son quotidien se combinent alors avec ceux du passé dans un jeu de compas. Les fantômes pèsent à peine plus qu’un souffle d’air et c’est une autre permanence dont elle fait l’expérience simple, face aux montagnes, le temps d’une saison.

RECTO

C’était simple comme bonjour de décrocher le job, le petit job, bac en poche, libre à la mi-juin pour se faire mettre les fers aux pieds pour la saison. Le job d’été, le petit job, logée mais ni nourrie ni blanchie dans la station mi-chic, qui se donnait des airs de comme là-bas, dis, mais avec tout le confort moderne et les tarifs raccords. Le job à la boulange, le pain boulot dont on ne verrait pas une miche à moins de le manger rassis ou de le payer de sa poche. Mais les poches pleines de livres, alors le téléphérique, c’était hors budget, comme les petits gâteaux. Sorti des escaliers, descendre-monter toute la sainte journée ouvrée, absence d’ascension, d’excursion, de randonnée… comme tu le sais, par ce destin qui règle la vie des hommes, il m’a été donné d’habiter ces lieux dès l’enfance et ce mont que de partout l’on contemple à loisirs n’a pour ainsi dire pas quitté mes yeux. L’envie me prit enfin d’accomplir ce que chaque jour je me promettais.  La montagne qui n’avait pour ainsi dire pas quitté mes yeux, c’était celle des touristes ou le Ventoux de Pétrarque dans la poche du tablier. Quant à l’envie, restait surtout celle de dormir enfin une nuit biblique, avec un soir et un matin : dans la chambre de Cosette, avec le fournil derrière la cloison et l’absence de fenêtre, misérablement compensée par le regard de caniveau du soupirail, hébergeait des nuits courtes. Le fournil et le laboratoire, la radio plein tube sonnaient le réveil dès 4h du matin, sans café ni croissant. C’était raide, mais on n’allait pas mettre le pain à l’envers, respect du travail, oblige, et ça fait pleure les anges, et je l’ai pas gagné sur le dos, alors on s’attaquait au programme de la grande école qui attendait la fin de l’été pour accueillir l’élite de la société et les ex-vendeuses en boulangerie dans les stations plus très peuple, mais pas encore complètement bourgeoises des Alpes. C’était raide, Edgar Morin dès l’aube, la pile des livres flambant neufs, la pile pour la quille, la pile pour la pile, parce le néon déprimait tellement les pages qu’on préférait encore la lampe de poche. Elle rappelait les lectures interdites, après l’heure du coucher, dans une vie où il y avait des vacances. Le sens de l’économie, les Révoltés du Bounty et une crainte ancestrale du scorbut et tu crétinisme des Alpes encourageait un régime à base de thon en boîte. Par flemme, on s’y tenait au premier petit-déjeuner, celui de 4h30, pour les autres repas c’était une autre farine. Pour les mêmes raisons (fric et paresse), les fringues se tenaient à l’extrême limite de la propreté, mais heureusement les robes de bonnes coupes, le crêpe usé et lustré, le tablier blanc, faisaient illusion. Les horaires, ouverture de la boutique à 7h tandis que les filles de la patronne dormaient à poings fermées, comme les sœurs de Cendrillon. Au mieux, seule. Au pire, avec Madame, dont la peroxydation du blond se confondait avec les baguettes blanches, et l’aigreur du timbre, avec la crème au beurre rance, le chignon brioche, avec la sécheresse de cœur et la double couche du fond de teint, avec la rancœur de la reine de cœur, la bourgeoisie du gâteau rassis et ses deux filles gâtées, avec La Psychanalyse des contes de Fées. Elle exigeait qu’on vende d’abord les gâteaux de l’avant-veille, les vieux gâteaux, les tartelettes aux myrtilles de deux semaines. Elle ne faisait pas grande différence entre les becs sucrés et les dentiers de vampire acidulés (…)

VERSO

Un peu avant nos cinquante ans, elle m’a parlé d’une émission sur la reconversion qu’elle avait entendue par hasard à la radio. Des cadres et cadres sup revisitant leur système de valeurs à la faveur des confinements successifs se lançaient dans la boulangerie bio. Je trouvais ça plutôt louable. La famille, le sens de la vie, la matérialité du travail… Elle était plutôt songeuse. Tous et toutes très sincères, oui. Mais après cinquante minutes, le mot peur n’est toujours pas apparu, me dit-elle. Dans une période aussi aléatoire, quel meilleur refuge économique que la fabrication d’un aliment de base ? À les entendre si volontaires, on pouvait croire que la peur de manquer peut être conjurée par le seul manque du mot peur. Peur, ça va mieux en le disant pourtant. Tout le temps passé à tenter de boucher les trous embarrassants de leur réalité avec du glaçage, des posters de plages, de montagnes… Une partie de cache-cache avec le sujet principal : quand il n’y a plus rien, il y a du pain. On n’a jamais vu un boulanger au chômage. Ni manquant de pain. D’après elle, tous ces candidats au changement avaient encore du chemin à faire pour pouvoir se montrer effarés, êtres humains. J’essayais une plaisanterie comme dérivatif à l’intensité de ce qui n’était finalement qu’une émission de radio : Il y a des trous dans l’pain, au moins. C’est par là que la confiture dégouline. C’est là qu’elle m’a annoncé son projet de reconversion, dans la boulangerie, justement. J’en restais baba. De quel côté se tenait-elle après avoir débiné dans les règles ceux et celles qui nourrissaient un semblable projet ? Du côté de la vieille fille qui dort de plus en plus mal, lâcha-t-elle avec son bon sourire.

Pour l’apprentissage il y a eu encore une fois, une dernière, le réseau des amis d’amis. Le patron ne lui a pas posé de question. Il avait essuyé la vague d’illuminés qui, réinventant le retour aux vraies valeurs, roulaient leur costard en boule pour se mettre au pétrin. Avec elle, c’était différent. L’âge d’abord. Elle a déjà bien roulé et sur toutes sortes de routes. La seule chose qui semble l’attirer au fournil, ce sont les horaires. Il était rare qu’elle dorme encore après quatre heures du matin, alors mieux vaut s’attaquer à quelque chose d’utile plutôt qu’à sa propre personne. Elle est étonnement résistante, même si on porte moins qu’avant, ça avait son importance. Le peu de paroles nécessaires à la tâche, il a bien vu que ça aussi lui plaisait. Elle regardait d’un mauvais œil le poste radio enfariné au début, mais finaude, elle avait vite compris qu’il sert au silence, même tonitruant.

Elle nous a dit clairement qu’elle comptait retourner travailler dans le village où elle avait eu son premier boulot. Une saison d’été, à peine majeure. Elle montrait une détermination propre à supporter bien davantage qu’une reconversion. Le mot vengeance, personne ne l’a prononcé. Sa décision de remonter là-haut nous a plongé dans une grande perplexité. Cela faisait bien longtemps que le gars avait été arrêté, emprisonné. Il était probablement mort. À la réflexion, avait-elle jamais montré d’autres formes de détermination ? Non. Les décisions se prenaient le soir pour le lendemain, chantiers ouverts, valises bouclées, villes quittées… sans trop d’éclat, mais de manière irréversible.

Elle a décroché un contrat auprès d’employeurs qui promettaient d’être tout aussi méprisables que ceux qui l’avaient embauchée, nourrie et logée, à l’époque. Je suis passé la voir au milieu de l’été. Elle m’a emmené déjeuner dans une petite crêperie aux pieds des pistes. Elle leur tournait le dos et m’a invitée à m’asseoir à ses côtés. La grande terrasse en bois flottait au-dessus de l’herbe. Les montagnes semblaient autant de convives à notre table. Nous avons mangé sans parler, c’était bien assez de leur faire face. Au café, elle m’a dit qu’elle venait là, déjà, alors. Qu’elle y claquait sa pauvre paye. Qu’elle avait changé. Que les montagnes changeaient sans arrêt.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

2 commentaires à propos de “#rectoverso #05 | Deux saisons”

  1. Belle matière de conte… et ses éruptions de réel “mais on n’allait pas mettre le pain à l’envers… et je l’ai pas gagné sur le dos”…

    • C’est drôle que ça t’apparaisse comme un conte : j’étais un peu consternée par le réalisme de l’affaire…