#rectoverso #05 | Lucile

Le 14 juillet 1838, Douillard Mahaudière, propriétaire d’une plantation à la Guadeloupe, fait enfermer dans un cachot Lucile, son esclave qualifiée de mulâtresse et âgée de 40 ans. A la suite de 22 mois d’enfermement, son embonpoint fit place à une affreuse maigreur» déclare un témoin lors du procès à l’encontre de Douillard-Mahaudière, accusé de châtiments excessifs envers son esclave Lucile.

Lucile s’exprime en créole devant la cour d’assises de Pointe-à-Pitre.

Elle dit:

« J’ai toujours éprouvé les meilleurs traitements sur l’habitation de mon maître jusqu’au moment où j’ai encouru sa disgrâce. C’est moi qui le soignais dans ses maladies, il me promit la liberté ; mais la première fois que je lui demandai de réaliser sa promesse, il en remit l’exécution à un autre temps, sur le motif qu’il était malade. Après son rétablissement, mes prières devinrent plus pressantes. Je lui offris même ma rançon ; il me refusa toujours sous prétexte que mes soins lui étaient indispensables. »

Dans un premier temps, Lucile bénéficie de certaines largesses de son maître. Deux de ses filles sont affranchies successivement. Félicité, fille d’un Blanc, est donc quarteronne. Elle est née vers 1830 à l’Anse-Bertrand où elle a été affranchie à l’âge de sept ans par un arrêté du gouverneur du 6 avril 1837, acte transcrit sur le registre d’état civil le 27 du même mois. Félicité est décrite dans la Gazette des tribunaux du 17 février 1841 comme « fraîche, la joue rosée comme une Européenne ». Elle est, d’après la rumeur publique, la fille de Jean Baptiste Douillard Mahaudière. Lucile accuse son maître de la paternité de l’enfant adultérin, ce que ce dernier nie, l’attribuant à un de ses amis. Jean Baptiste Douillard Mahaudière avait épousé en 1815, au Port-Louis, Marie Ursule Camille Auril. À l’instar de nombreux maîtres, Jean Baptiste Douillard Mahaudière a des enfants illégitimes avec certaines de ses esclaves. Lucile est sa concubine la plus notoire. Cette relation provoque la jalousie de l’épouse légitime qui, malade, accuse Lucile de lui avoir prodigué des maléfices. L’épouse légitime meurt en 1830.

Lucile dit encore:

« Tous les nègres, à la mort de ma maîtresse, m’ont accusée de l’avoir empoisonnée; mais tous ces bruits sont des faussetés. »

Huit ans après la mort de l’épouse légitime de Douilard-Mahaudière, Ce dernier est parti se faire soigner dans les sources thermales de Ravine Chaude, au Lamentin.

Lucile raconte :

« J »avais accompagné mon maître aux eaux, où je restai huit jours. Je crus que ce temps devait m’être rendu, et je restai à ma case malgré la défense que j’en avais reçue. Le fils de mon maître, qui gérait l’habitation en son absence, le trouva mauvais et me fit punir. Un jour, à mon grand étonnement, il me fit arrêter sans aucun motif. Va, malheureuse, me dit-il, va pourrir au cachot. Je fus enfermée, le pied gauche et les deux mains passées dans un anneau de fer. La main gauche était superposée au pied gauche, de façon à ne pouvoir s’en écarter. Dès le premier jour, la douleur fut si forte, qu’à mes cris on vint me tirer le fer de la main droite. On ne me donnait qu’une nourriture insuffisante, l’eau m’était également épargnée, je n’en recevais qu’une bouteille par jour. Privée d’air et de clarté, la souffrance repoussait le sommeil et l’appétit. Je ne respirais que lorsqu’on m’ouvrait le cachot : ce qui n’arrivait qu’une fois toutes les vingt-quatre heures, lorsqu’on apportait ma nourriture. Sans les secours de mes enfants, on m’aurait laissée dans les ordures, et j’étais couverte de vermine. L’amaigrissement de la main enchaînée me permit un jour de la retirer de l’anneau qui la fixait. Mon maître l’ayant appris fit venir un charron, qui resserra mes fers. Je restai 22 mois enfermée, quand on vint me délivrer, mes yeux ne purent supporter la lumière ; mes jambes refusaient de me porter. L’air oppressait ma poitrine, et je fus prise de vomissements. »

Le 14 mai 1840, le parquet de la Pointe-à-Pitre reçoit un avis dans lequel on lui signale l’habitation Mahaudière comme recélant un cas de traitement inhumain à l’égard d’un esclave. Jean Baptiste Douillard Mahaudière est placé en détention préventive, qu’il passe à l’hôpital en raison de son état de santé. Le procès de Jean Baptiste Douillard Mahaudière s’ouvre à Pointe-à-Pitre le 22 octobre 1840. À l’issue du procès, Jean Baptiste Douillard Mahaudière est acquitté, le 27 octobre.

Malgré cet acquittement, la cour d’assises émet le vœu que Lucile sorte de la puissance de son maître du fait des « dangers qu’il pourrait y avoir à laisser cette esclave à la merci du sieur Douillard ». Acharné Douillard Mahaudière fait racheter Lucile par un prête-nom. Celui-ci déclare :

« Vous perdez votre temps j’irai, s’il le faut, jusqu’à 6 000 F. ».

Ramenée chez Douillard-Mahaudière, Lucile s’enfuit avec son fils âgé de 8 ans. Elle vit trois mois en marronnage environ au milieu des bois qui bordent la rivière du Gallion. Puis, ne pouvant supporter cette vie de misère, elle se constitue prisonnière. Pour éviter que Douillard-Mahaudière ne la rachète à nouveau, il est décidé qu’elle soit affectée à l’atelier colonial. En 1848, après l’abolition de l’esclavage, Lucile reçoit ADOR comme nom de famille, c’est le prénom de sa mère.

A propos de Gilda Gonfier

Conteuse, paysanne, sauvage. Voir son site Cliquez ici

2 commentaires à propos de “#rectoverso #05 | Lucile”

  1. Achetée accusée entravée punie affamée rachetée ramenée affectée : reçoit un nom … Le récit , de Lucile , son témoignage me saisit . Avant- Apres l’abolition de l’esclavage . La résistance d’une femme : Lucile Ador entendre et prononcer son nom : ce prénom – imposé- d’une mère, un commencement ? Merci Gilda .

  2. Merci Gilda pour ce témoignage poignant. Je ne saurais en dire plus. Ce qui se passe aujourd’hui de par le monde n’est guère réjouissant