Le jogging dans les bois est devenu mon préféré hobby. Laissez-moi rigoler, quand je parle pour moi seul, nul ne s’avisera de m’empêcher l’argot ou le franglais – je m’impose bien assez le langage châtié dans le quotidien de mes échanges – quelle faute a donc commis cette pauvre langue qu’on pense la servir en la punissant – c’est nous qu’on devrait être mis à l’amende plus souvent qu’à son tour – soit, quand je dis « nous », je pense à « eux », et à « elle » en particulier, la gentille Aurélie de la billetterie, et ses chemisiers à fleurs. Il est une expression à laquelle je crains de ne m’habituer jamais – et je me plais ici, je risque de rester – on me presse de demander une mutation pour une ville « où ça se passe » – mais figurez-vous qu’ici, il se passe des choses – bref le mot, c’est « queuter ». En Bourgogne, quand on rate – un saut à la perche ou un examen – on queute. Imaginez l’effet d’un tel vocable sur un jeune homme tel que moi, fraîchement débarqué du quartier du Palais Royal – et célibataire. Cette petite ville cèle sans aucune doute quelques charmes féminins – mais l’amour en roulant les « r », je n’y arrive pas – voyez Colette ou plutôt entendez-la… On ne se refait pas. Alors les bois, mes confidents. Mes camarades de l’Institut du Patrimoine rigoleraient de me voir revenir dans une tenue qui se conforme strictement à la mode trotteuse, depuis l’orée de la forêt communale jusqu’à la porte de mon manoir de fonction – j’habite avec mes collections, dans une demeure du XVIe siècle – fin des ricanements, bave d’envie à leurs lèvres. Je vais courir tôt – et sitôt rentré, je revêt un costume tel que l’image que je donne. Quand on est directeur d’un musée de province, on a des obligations textiles. Celles-là ne me pèsent pas, et la chère est agréable chez les notables, dans cette région de bons vins. Je dirais autre chose, si je pouvais m’exprimer sur les conversations à soutenir – que j’essaie de mener en langue soutenue – pauvre petite langue, est-elle si faible qu’il faille lui mettre des béquilles ? C’est plutôt moi qui en ai besoin, dans les dîners privés et les réceptions officielles, quand je suis d’accord avec le maire, quand je n’émets une idée que dans la mesure où mes commensaux pourront croire qu’elle vient d’eux, où je trahis mes valeurs, mais le moins possible.
L’hiver, les branches moussues m’enchantent, qui laissent venir à moi, depuis les collines et les champs, un paysage de brume que mon haleine escorte.
Avant, j’étais voleur. Non pas Robin des Bois, mais voleur pour de vrai. Mes premiers larcins remontent à une époque antérieure à ma découverte d’Arsène Lupin. Je n’ai jamais franchi pour ma part la sphère domestique ou scolaire. Dès avant mes études en histoire de l’art, j’étais fasciné par le vol de la Joconde, l’épopée de Peggy Guggenheim, le recel des œuvres d’art. Cela ne m’intéresse plus guère, mais je garde en lieu sûr une cuillère de vermeil, un stylo quatre couleurs, un bouton de nacre, et, dans le plus grand secret, le doudou de ma sœur.
Une nuit, je lui apporterai des fleurs. Quand on est conservateur du musée qui renferme la plus riche tombe celtique de France, le plus grand vase grec de tous les temps, un torque en or de 480 grammes, on est tout à la fois vigile de bijouterie et gardien de cimetière. Car j’expose aussi les os de la dame. J’ai pour mission de veiller sur son squelette, et de l’offrir au regard du plus grand nombre. On compte en haut lieu le nombre de mes visiteurs. Aucun n’a versé une larme.
Elle n’a plus de chair. Elle n’a plus son linceul. elle n’a plus sa peau délicate, ni ses poils pubiens, ni ses cheveux châtains, mais ses ossements sont au grand complet.
J’organise des colloques. je prête ses phalanges à des collègues qui les manipulent en gants blancs, afin de pratique des analyses, spectroscopie de masse, résonnance magnétique nucléaire.
Impudeur !
Je me fais parfois l’effet d’un profanateur. Pourtant, quel regret à l’idée que j’aurais pu naître en une époque prématurée, ou que la dame aurait pu rester sous terre – recouverte – pas découverte – et ma vie aurait moins de sens. Cette femme que des siècles de labours avaient laissée dans l’oubli, je lui redonne une existence aujourd’hui.
Une nuit, j’oserai. À la saison des pivoines. Roses et blanches, les fleurs.
Bravo Laure pour ce personnage atypique. J’aime beaucoup ce passage : « L’hiver, les branches moussues m’enchantent, qui laissent venir à moi, depuis les collines et les champs, un paysage de brume que mon haleine escorte ». Et j’adore votre description de la Dame de Vix dont votre conservateur prête les phalanges.
Merci beaucoup Pascale, je n’ai pas encore trouvé le temps de répondre à votre mail, mais ça va venir.
Beaucoup aimé votre texte, Laure.
Merci Emilie
vix vit vite Aurélie aux fleurs – très réussi… :°))
Merci Piero, ça va vite cet atelier, je tâche de suivre le rythme !