
Échos de Recto / Verso
Dans l’écoulement régulier de sa vie, il y avait cette sonnerie brève comme un cri. Toujours avant dix-sept heures. Rapide coup d’œil dans le judas. Un tour de clé. J’entrouvre la porte sur le couloir éteint en réajustant le talon de mon chausson avec l’index. Qu’est-ce que ça sent ? La petite se faufile derrière moi jusque dans la cuisine, laissant tomber sac d’école et veste. Il y a sur le côté du cake une belle caramélisation du beurre. Sur la table il y a aussi un verre de lait au miel. On va jouer à cache-cache ? Immédiatement, mon œil se voile. Où c’est ? Genoux sur le tapis persan rouge, la petite dessine. Sur les murs blancs du salon, un miroir cadre doré, deux appliques autour. Quelle position a la dalle sur le mur. Un meuble d’appoint en bois verni, arrondi, avec du marbre rose. Et dessus le cadre d’une photo en noir et blanc, un homme et quatre enfants, la photographie est ancienne. Il y a des bibelots devant, les deux mains sculptées de la Cathédrale de Rodin. Où sont… ? De l’entrée, il y a cette bibliothèque des livres jaunes des jours d’insomnie. C’est quoi Tati, ce carnet avec ces noms ? C’est fictif, bien sûr, recréer tout un monde. Ce carnet ma petite, c’est le seul livre valable. Tu comptes jusqu’à vingt ? De la cachette, elle avait pris la fuite. Sur la table le cake diffuse son caramel tiède ; le verre contient un trait blanc de lait. Dix-sept, dix-huit, dix-neuf, et vingt ! Se mettre à l’abri. Ouvrir la porte du placard sur une note de café torréfié, rabattre les vêtements blancs sur la tringle, donner sur les planches, un, deux, trois coups de poing. Elle est là derrière la porte. À elle de compter ; quatorze, quinze, seize. Comment elle allait faire pour manger ? Où sont-ils ?
Toujours avant dix-sept heures. Mme Suzanne vous devez être ici avant moi, avant tout le personnel. Fiches bristol. Les trois renseignements utiles. Vous placez le cavalier rouge sur la fiche urgente. Quand on est secrétaire, on n’a pas fait d’études très approfondies. On a vite les mains liées à la société. On classe les fiches dans l’ordre alphabétique. Tati Suzanne, tu es où ? Secrétaire, ce n’est pas ce qu’elle voulait faire. Elle aimait la danse. Elle aurait voulu partir, voyager. Ma petite Suzanne vous devez être prête à m’accompagner en toutes circonstances Quand on est sténodactylo, on peut espérer faire couler le café, planifier les réunions, organiser les déplacements, évaluer les enjeux, anticiper. Mme Suzanne, votre café ça ne s’appelle pas un café On tape les contrats en cinq exemplaires sans oublier un mot, sans ratures, sans une faute d’orthographe, sans écorcher un nom. Des milliers de dossiers dans des armoires en fer qui gémissent. La boite verte avec l’index des boîtes en carton. Tati Suzanne, où es-tu, j’ai peur ? On peut passer quarante-cinq ans dans la même entreprise à se rendre invisible. Mme Suzanne, je compte sur votre entière discrétion. Elle sait tenir tête aux cadres; l’oeil perçant à ne jamais céder, ne pas promettre ce qu’on ne peut pas vendre. Aux nouvelles elle répète, tu as l’air d’une godiche si tu ne sais pas parler. Il ne vous aura pas échappé Mme Suzanne que votre copie est un torchon et que tout le contrat est à refaire. Elle est secrétaire, on lui dit qu’elle est la copie carbone de l’épouse du patron. Organisation générale. La main du patron sur son épaule gelée. Organisation commerciale, administrative, de sécurité. Les mains liées. Souvent, ils préfèrent des filles plus jeunes. Mme Suzanne, vous savez vous pouvez partir en retraite Suivez-nous, le travail c’est la liberté nue. Tati Suzanne, tu étais dans ta cachette de quand t’étais petite ? Tu pleures ? Soixante-dix ans que ça se disloque. Je répète sans savoir pourquoi bababa, papapa, mamama. J’ai vingt kilos d’une peur ininterrompue, et je suis gelée.
Titre de la fiche « Urgence Hypothermie — Premiers gestes » : Objectif : Fiche simple et pratique pour agir vite face à une hypothermie. Destinée à un public non médical. Style : Langage clair, sans jargon. Impératif présent : « Soustrayez », « Couvrez ». Étapes numérotées. Mots-clés importants en gras. Contenu à reporter : Soustraire la victime à la cause du froid, Éviter toute perte de chaleur supplémentaire, Réchauffer doucement avec couverture ou vêtements : Isoler du sol, Former une boucle avec la couverture autour de la tête (comme un bonnet), Ramener le reste sur le thorax. Surveiller en continu jusqu’à l’arrivée des secours. Format : une page max, Lisible d’un coup d’œil.
Toujours avant dix-sept heures, souvent le samedi matin dès neuf heures, je m’arrête au Louvre, ou Châtelet. Je marche. Où sont votre mari et vos enfants ? Je m’arrête pour voir une exposition dans une galerie. Je visite mes librairies. Au retour, je déambule dans Beaubourg. Cette fois, DADA pour moi seule. Puis je vais prendre un café. Je marche. Je marche jusqu’au mémorial. Quelle libération. Des noms partout me prolongent. Sur mon carnet je note tout ; les enfants, proches de leur grand-père allongé sur un brancard, en pleurs avec leur mère ; tellement beaux comme c’est impensable. Dans mes cauchemars la même image des cuirasses noires qui s’éloignent dans une longue perspective verrouillée à la soif, à la faim, en cris de déraison. Contre la dalle blanc et rose du matin, les noms, les prénoms sur le mur. Sur mon calepin, je les prends en note à la main à cause des voix des enfants en moi.
des vieilles fournitures de bureau. Je me suis égaré plus d’une fois. Ma couverture est élimée de toute part. Au milieu, je suis raccommodé avec du fil blanc. Sur mes feuilles, des pattes de mouches ont dansé pour dresser la longue liste. Je dors sur la table de chevet, et je me réveille dans une doublure près d’un cœur qui bat. Tous les noms au stylo bic m’incisent la peau des convois soulignés, des dates repassées. Près de ma couverture, je consigne les wagons à bestiaux et des dates 29 avril 1944 — n° 74 du 20 mai. Des pages noircies de haut en bas. Les nuits d’insomnie, je me cache sous l’oreiller.
Elle a été formée à être préparée à toutes les situations. À soulager. Elle sait utiliser toutes les machines, à courrier, à affranchir, à plier, à adresser, à copier. Ce que les autres disent : elle se laisse toucher d’un peu trop près. Peu importe si elle a touché le plafond de verre. Pourtant c’est mieux rémunéré que tous les autres postes dévolus aux femmes. Sortir de la cachette ; obtenir son émancipation. Si elle avait attendu qu’on lui donne la consigne. Mme Suzanne avez-vous bien pris en considération l’intérêt de la compagnie ? Ne pas se retourner sur la douleur d’animal traqué. Le Rendement est le quotient de deux chiffres ; c’est le réalisé sur le réalisable.
J’ai consigné les traces d’un temps qui se déverse en moi ; secrets, terreurs, désirs, fantômes. Sur le billet vert, Papa est invité à se présenter, en personne, avant dix-sept heures, accompagné d’un membre de sa famille ou d’une connaissance, pour examen de sa situation. Il me répète de bien rester dans la cachette. Hiérarchie incompréhensible pour ceux qui la subissent. Papa arrêté. Maman appréhendée. Mes frères capturés. Mes soeurs aussi. La soif, la faim, comment j’allais faire pour manger. Échapper à tout avec une mémoire que rien n’échappe. J’essaie d’imaginer si les âmes pouvaient se couler quelque part dans mon corps — sédimentées, invisibles — mes morts continueraient à vivre un peu, à travers des gestes, des silences, mes oublis.
(je ne comprends pas tout mais c’est égal : c’est magnifique – ça m’a fait penser à « Vie de ma voisine » magnifquement de Geneviève Brisac)
J’avais un peu peur de ce texte… alors merci Piero pour ce retour!
Ce que j’ai retenu, Michael, c’est qu’en consignant les traces d’un temps qui se déverse en moi mes morts continueraient à vivre un peu. Alors merci.
Merci Cécile d’être venue me lire.
C’est la pulsation d’un coeur au repos – comme au moment où on prend les choses en notes, on consigne pour ne jamais oublier, et le rythme de la phrase fait avancer à pas sûrs dans ce qui est dit, ce calme et ce regard rempli de détresse face à l’horreur trop humaine des rafles, des traîtrises, des meurtres, des massacres. tout rentre dans le corps, dans ce tempo qui avance, et aussi ce temps pris de la parole rapportée, ces extraits, ces bribes de dialogue qui donnent vie aux personnages, qui créent des contrastes…
et ceci, poignant : « Échapper à tout avec une mémoire que rien n’échappe. J’essaie d’imaginer si les âmes pouvaient se couler quelque part dans mon corps — sédimentées, invisibles — mes morts continueraient à vivre un peu, »
« je possède des morts je les ai tous abandonnés » Rilke ( Requiem ) et ici : tout sauf abandonner ? « Des milliers de dossiers dans des armoires en fer qui gémissent. » Jeu de cache cache et « Des noms partout me prolongent. » il faut que je relise encore. Peut-être que comme Piero je ne comprends pas tout mais quelque chose pousse en dedans, très fort, avec Suzanne et laisse trace .
J’aime ce texte polyphonique (voix / époques), ce rythme que créent les phrases courtes. C’est dense et on a l’impression que ce texte peut sans souci poursuivre l’élan.
J’aime ce texte polyphonique (voix / époques), ce rythme que créent les phrases courtes. C’est dense et on a l’impression que ce texte peut sans souci poursuivre l’élan. Merci Michael pour cette voix hantée.