RECTO
Sonnerie, seconde, portes fermées, le métro démarre et elle sur le quai. Le fait est que le regard qu’elle a croisé l’a poussée hors du wagon. Ce type lui a balancé une bouffée de haine et de violence qu’elle a sentie dans ses yeux. Elle a fui au moment où les portes vont claquer. Rapide, pas le temps de réfléchir et le fait est qu’à ce moment-là c’est l’instinct qui gouverne, l’instinct de survie. Le métro est reparti sans elle, emportant la haine de l’autre dans le tunnel. Ouf ! Elle sourit. Le fait est elle aime le métro, elle le prend souvent, elle se glisse debout entre les sièges ou elle se pose contre la vitre, elle aime ces tranches de vie qu’elle lit sur les visages. Le fait est que c’est la société à livre ouvert qu’elle aime feuilleter, quelques pages vite fait. Le fait est que ce contact furtif lui plaît et lui a plu dès son arrivée à Paris où elle suppliait sa mère de rester dans le métro jusqu’au bout de la ligne. Le fait est qu’elle a acquis au fil des années une souplesse d’esprit et de corps, elle se faufile, elle perçoit les comportements problématiques, elle garde toujours un œil en éveil, au cas où, mais elle aime cette promiscuité même si ça la dérange. Le fait est qu’elle a connu des frotteurs, des glandeurs, des sourieurs, des dormeurs, réciteurs, mancheurs, des voyeurs, des fumeurs, des sussureurs, pleureurs, rêveurs, chanteurs, peureurs, des accapareurs, des gratteurs, liseurs, scrolleurs, des glisseurs, des rieurs, tant et tant.
VERSO
Le fait que je l’ai oubliée pendant tant d’années me pousse à la regarder autrement. Aujourd’hui, où est-elle ? Perdue de vue la petite mère. Toujours en robe de chambre et en savates, négligée, triste dans un coin de l’appartement. Le fait que je ne la voie qu’entre deux crises de nerfs, entre deux sanglots et plus rarement entre deux sourires me pose la question si je l’aimais. Elle était la mère de mon amie d’enfance et le fait que son souvenir ait du mal à émerger m’en dit long sur la considération que nous lui portions, nous les enfants. Toujours sur le qui-vive, elle avait peur de tout, le fait est qu’elle aurait aimé claquemurer ses trois filles et en même temps celles des voisines mais n’y arrivait pas et nous nous moquions d’elle. Le fait est qu’elle n’avait aucune autorité. Son mari lui promettait d’arrêter de jouer au tiercé et tous les samedis, on entendait ses cris dans l’immeuble. Le fait est que le père jouait la paye entière de la semaine, espérant gagner une somme mirobolante. Le fait que les filles s’en mêlaient, le suppliaient « Papa, ne joue pas tout ! » Mais le père partait, buvait, jouait et perdait. Le fait que tous les samedis, ça recommençait, créait une sorte d’habitude chez les voisins et même au sein de leur famille, comme une mauvaise pièce de théâtre que des comédiens épuisés jouent et rejouent devant un public qui se bouche les oreilles. Le fait est que la petite mère s’arrachait les cheveux, se griffait le visage, perdait ses dents et que rien n’y faisait. Le fait que toute la semaine elle devait tirer le diable par la queue, elle devait quémander aux unes et aux autres et s’endetter auprès de l’épicière. Le fait est qu’elle devenait de plus en plus pauvre, de plus en plus sale, tragiquement seule. J’éprouvais un drôle de sentiment à son égard, très ambivalent, entre la protéger ou la secouer et même lui faire du mal. Le fait que j’ai perdu de vue mon amie et ses sœurs depuis des lustres me fait penser que leur petite mère est morte, certainement de désespoir, de chagrin et de honte, telle une héroïne de tragédie.
Merci Michèle. Emporté par « comme une mauvaise pièce de théâtre que des comédiens épuisés jouent et rejouent devant un public qui se bouche les oreilles », et jusqu’à la fin de la tragédie. Intense.
moi aussi j’aime bien » comme une mauvaise pièce de théatre que des commédiens épuisés jouent et rejouent devant un public qui se bouche les oreilles », j’ai vécu avec un alcoolique c’est exactement ça. j’aime bien aussi le premier, l’amour du métro
Merci Michael et Catherine pour votre passage et vos commentaires qui m’aident à continuer.
J’ai essayé de coller à la consigne.
La rapidité de la sonnerie et la fermeture des portes et ce moment bref, de l’ordre de la seconde qui permet de sauter dans la rame de métro ou d’en sortir.
A l’inverse le temps d’une vie étirée pour cette petite mère.