#rectoverso #08 | Jojo et moi

RECTO
Je viens le chercher chez lui. Je dois affronter sa marâtre, une brune boiteuse aux cheveux filasses décolorés. Je la déteste, je sais qu’elle est méchante avec lui, qu’elle le frappe avec sa canne. A chaque fois que je la vois, je pense à la belle-mère de Blanche Neige. Toute intimidée, je prononce la phrase magique : « Est-ce que je peux promener les jumeaux cet après-midi ? » Je sais qu’elle va dire oui. D’ailleurs, elle m’attend (Jojo aussi), ainsi elle passera l’après-midi tranquille avec leur père, un légionnaire roumain au grand cœur. Dans la cité, tout le monde salue sa générosité, au retour de la guerre, il avait ramené d’Indochine son petit bâtard, né d’une prostituée vietnamienne.
Jojo a 14 ans, moi 12.

Les jumeaux installés dans leur poussette grand format, nous voilà Jojo et moi côte-à-côte à leur faire faire le tour de la cité, une fois, deux fois, voire trois fois les jours de chance.
On se se dit rien mais on se comprend, parfois on se regarde,  lui baisse les yeux, moi je bois son visage, je le trouve beau. On arrange un des jumeaux qui glisse, on resserre une attache et on avance. En début d’après-midi, on ne rencontre pas grand monde et c’est tant mieux, certains s’approchent de la poussette pour faire risette aux bébés et féliciter leurs plis potelés, signe de bonne santé. Tous nous connaissent mais aucun ne fait de commentaires sur notre paire disparate. 
On avance doucement, histoire de faire durer le plaisir et puis quand arrive l’heure de rentrer, je raccompagne la poussette et mon ami aux yeux baissés. On se dit au-revoir, à demain, et je rentre chez moi, à deux blocs de chez lui.

VERSO
C’est jeudi, ya pas école et c’est grand ménage dans la maison. La femme de mon père ordonne, moi j’obéis. Je n’arrête pas. Je brique, je frotte, je débarrasse, je lave. Quand ça ne va pas assez vite, ou que c’est bâclé, comme elle dit, elle lève sa canne, me cogne dessus en criant que je ne suis qu’un sale chintock qui ne sait rien faire et que son mari aurait mieux fait de m’abandonner dans une rizière. Je ne dis rien, j’encaisse. 

Un seul espoir, que l’après-midi arrive vite et qu’elle vienne pour que je m’échappe. 
Sa mère lui donne la permission de promener les jumeaux avec moi dans la cité. Comme elle est en dépression, elle ne se rend pas compte de ce que racontent les langues de vipères. Du coup elle n’a pas peur de laisser sa fille avec l’affreux Jojo comme ils m’appellent.

Alors tous les deux, on pousse la grande poussette de mes deux frères. Pas un mot entre nous, seulement de temps en temps un regard, un sourire. Je sens qu’elle comprend ma souffrance, ses yeux en disent long, elle m’aime, moi intimidé je baisse les yeux, j’ai peur. Que va-t-il nous arriver ? J’ai deux années de plus qu’elle mais j’ai l’impression qu’elle est plus mûre que moi. On croise des voisins, parfois en un éclair, on a compris, ils jugent que c’est pas normal qu’on soit ensemble. Elle, elle leur sourit comme si de rien était. Après tout, il faut bien leur faire prendre l’air à ces deux beaux bébés !