#rectoverso #10 | parmi les buées

Photographie aérienne de Roger Agache. 
Source: INA, https://fresques.ina.fr/picardie/fiche-media/Picard00626/l-archeologie-aerienne-avec-roger-agache.html
Photographie aérienne de Roger Agache (source: INA)

au milieu des champs noyés de brume, la grande route rectiligne file vers la ville de R***, là-bas, loin au bout de la plaine, sous un ciel bas et gris uniformément couvert

le front appuyé contre la vitre de la chambre, elle regarde sans la voir la plaine
les camions qui tournent, la pluie qui frappe la vitre, les gouttes qui s’écoulent vite puis s’arrêtent, bifurquent, repartent, sans but sinon de tomber
la vitre est brouillée la plaine disparaît dans ce brouillage
dans l’interminable
ennui de la plaine
elle se souvient du poème appris en cinquième poème de Verlaine
plus près, l’autoroute,
plus près, des hangars, des entrepôts, des usines, comme les cubes en bois d’un jeu de construction

bruit de fond de l’autoroute où gronde le flot incessant des voitures et des semi-remorques, des camions frigorifiques, transports de légumes et de fruits depuis le sud de l’Europe jusqu’au nord, Anvers, Hambourg, ou encore plus loin. Bretelles d’entrée et de sortie, péage, ronds-points

surveillance du trafic, derrière les vitres des locaux de la gendarmerie, sur les écrans, dans les véhicules de patrouille et parfois même depuis l’hélicoptère

Source: Wikipedia, Carte de la Gaule https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/f/f7/Carte_Gaule_Putinger_redress%C3%A9e_Desjardins_07036.jpg
Carte de la Gaule (détail) (source: Wikipedia)

des voitures et des camions quittent l’autoroute pour rejoindre la départementale toute droite. Une ancienne voie romaine, on en a retrouvé les vestiges quand on l’a aménagée en quatre-voies. Des structures et des couches tellement bien pensées et aménagées qu’elles n’ont pas bougé, ou à peine, en deux millénaires. Mais on a coulé l’enrobé dessus. La DDE a quand même laissé un peu de temps aux archéologues pour faire des relevés et des photographies

Pour de bonnes photos aériennes, il est important de choisir le bon moment. Ainsi, l’hiver, à la tombée du jour, les ombres portées et la lumière en rase-mottes mettront en évidence les micro-reliefs du terrain. L’appareil photo n’a pas besoin d’être très perfectionné, il suffit d’un bon objectif, l’important c’est qu’il n’y ait rien entre lui et le sol : on prendra donc les clichés depuis une petite trappe latérale ouverte dans le flanc de l’avion, ce qui évite les reflets inopportuns. Pensez à emporter plusieurs appareils préalablement chargés de pellicules couleur !

petites usines qui sont à peine plus que des hangars de tôle abritant des activités de sous-traitance, celles qui fabriquent des pièces pour une marque connue d’ascenseurs, ou des emballages métalliques, et celle qui travaille pour l’industrie automobile. Dans une chaleur étouffante, on y moule des tableaux de bord qui, une fois sortis du four, sont rincés dans des cuves de trichloréthylène sans aucune protection pour les ouvriers ; à cause de la chaleur, ils ne portent pas leurs masques. Ou bien des entreprises de sous-traitance pour l’industrie textile, des ateliers où les ouvrières assemblent et marquent d’un logo fleuri sweats et T-shirts, soumises aux machines et aux cadences et aux mains baladeuses des agents de maitrise et du directeur. Aucun de tous ceux qui travaillent et suent et se ruinent la santé ici ne se doute que tout ça ne va pas tarder à fermer et être délocalisé là où les salaires seront encore plus bas et les salariés encore plus soumis

œil du chrono qui surveille les cadences, le temps mis pour changer les bobines de fils, le nombre de pièces produites à l’heure. Et aussi celles qu’il faut tenir à l’œil parce qu’elles n’ont pas l’esprit d’entreprise. Prendre le temps de glisser un œil sur les courbes prometteuses de celle qu’il arrivera bien à coincer sur les ballots de tissu, après la sortie, et là, c’est autre chose qu’un œil qu’il lui glissera entre les cuisses, à cette s…

une partie de la zone d’activité n’est pas encore bâtie ; terrain où s’activent des engins de chantiers qui aplanissent la terre et dont les énormes pneus crantés font gicler la boue, où se croisent les camions qui déversent des tonnes de caillasse, les machines qui les écrasent et les compactent et l’égalisent, les toupies à béton qui déversent l’enrobé, que d’autres machines encore égalisent dans un fracas de moteurs de klaxons et d’avertisseurs. Des engins de levage avancent et déposent les palettes de poutrelles métalliques et circulent entre celles qu’ils viennent de déposer

regarder indifférente cette agitation depuis le quatrième étage. Rêver de montagnes couvertes de neige, entendre le cri d’un faucon, sentir dans sa bouche le goût du gel. Partir loin d’ici, oublier ce poème de Verlaine, sinistre comme un vol de corbeaux

réseau de routes qui enserrent la zone en courbes et ronds-points tout neufs. On vient juste d’y planter quelques petits arbres, des bouleaux et des résineux. Pour le massif décoratif de fleurs, il faudra attendre, ce n’est pas la saison et de toute manière elles seraient recouvertes de boue, la boue projetée par les camions qui les transportent et sans trêve, jour et nuit, traversent le bourg. Ils chargent les betteraves dans les champs, les déchargent à la sucrerie et repartent vers les champs chargés de la pulpe, ce résidu d’après broyage qui deviendra engrais pour les récoltes suivantes

ne pas fermer l’œil. Garder les yeux ouverts, même si les paupières sont lourdes. Garder les yeux ouverts, à tout prix. Rester éveillé. Se frotter les yeux. Ne pas se laisser prendre au rythme hypnotique des essuie-glace. ils ne parviennent plus à chasser la boue du pare-brise malgré la pluie. La faute à l’autre enflure qui m’a aspergé de pulpe puante quand il m’a croisé, parce qu’il est en surcharge, que ça déborde du camion. S’il se fait prendre par les gendarmes, ce sera bien fait pour sa gueule, à ce bâtard. La colère, c’est bon, ça réveille. Mes yeux sont rouges. Manque de sommeil. Ne pas dormir. Il faut tenir. Faire le plus de chargements possibles pendant cette saison. Tenir le coup. Il y a les traites à payer. Ouvrir la vitre. Sans cette boue sur le pare-brise que je vais devoir nettoyer pendant que j’attends pour la pesée du chargement à la sucrerie, j’aurais pu fermer les yeux quelques instants, dormir une minute. Non, pas dormir. Pas s’endormir au volant. Reprendre un cacheton, rester éveillé. Tenir. Faire encore quelques chargements avant de s’arrêter sur le parking et dormir quelques heures dans le camion

Source: IGN, "Remonter le temps", https://remonterletemps.ign.fr/
Source IGN, « Remonter le temps »

tombée de la nuit. Au collège, c’est l’heure du ramassage pour les demi-pensionnaires restés à l’étude en attendant les cars qui les ramènent dans leurs villages. La pluie balaie la cour et tous, élèves et surveillants, courent vers la grille. Les enfants attendent en rangs serrés de pouvoir monter dans les bus

Depuis la loggia du 4e étage, elle voit le collège tout nouvellement construit un peu en retrait de la zone d’activités. Ce n’est pas un Pailleron à poutrelles métalliques, aucun risque qu’il flambe en quelques minutes. Ça la rassure, c’est un autre modèle homologué ; il est inscrit dans l’espace triangulaire formé par l’ancienne route devenue rue et la nouvelle mais toutes deux mènent au même rond-point où on vient de planter des arbres. Deux bâtiments en L, un bâtiment administratif juste à gauche de la grille d’entrée, un gymnase

Source: IGN, "Remonter le temps", https://remonterletemps.ign.fr/
Source IGN, « Remonter le temps »

après leur départ, quelques adultes, surveillants et profs se dirigent vers le parking. Certains montent en voiture et partent en direction de R***, d’autres entrent dans le gymnase. Deux sont restés à discuter dans une voiture ; on voit la flamme d’un briquet et les silhouettes qui se penchent l’un vers l’autre, ou plutôt on voit les points rouges des cigarettes allumées, mais il semble qu’ils restent rapprochés plus longtemps qu’il ne faut. Au bout d’un moment, ils sortent de la voiture et se dirigent vers le gymnase

Pourquoi n’est-il pas déjà rentré ? il est tard, il n’y a plus d’élèves. Elle se penche par-dessus la balustrade pour essayer de regarder dans la cour du collège, mais l’angle ne lui permet pas de voir au-delà de la grille. La rambarde a beau lui arriver à la hauteur de la poitrine, elle a l’impression qu’elle pourrait basculer par-dessus, comme si une force invisible derrière elle la poussait… Elle serait avalée par le vide, attirée comme par un aimant vers la dalle de béton, quatre étages plus bas… Fermer les yeux très fort, s’accrocher à la rambarde, se reculer, lâcher la rambarde tout en reculant jusqu’à sentir derrière son dos le mur, glisser le long du mur comme si elle était sur une paroi rocheuse, arriver à la porte-fenêtre, se jeter dans de la cuisine et claquer la porte, être submergée par la vague de nausée et vomir dans l’évier.

A propos de George Baron

J'aime la lecture, la SF et l'Oulipo. J'ai commencé à écrire, et plus j'écris, plus j'ai envie d'écrire. C'est la première fois que je m'inscris à l'atelier de François Bon, et j'espère bien aller jusqu'au bout de cette aventure.

13 commentaires à propos de “#rectoverso #10 | parmi les buées”

  1. J’aime la vision en poupées gigognes et qui glisse d’une image à l’autre comme la pensée , mais c’est la vie ! Ça commence avec des airs de Duras ( la ville de R. La chambre le camion) et ça pourrait finir comme le début de M le maudit où la mère attend son enfant mais il s’agit d’autre chose, j’aime la longueur de votre texte, c’est ample, on a envie de le relire car on a raté des trucs, c’est forcé, j’aime le style ( drôle de mot),

    • Merci Judith pour votre lecture. Duras, c’est vrai… une de mes autrices préférées, même si je pensais davantage à Perec.

  2. Très réussi, George. J’aime beaucoup vos contributions, intéressantes et bien écrites (pour moi, je n’aime guère les écritures « expérimentales »).

    • Merci Émilie. Je ne suis en général pas non plus très fan de ces écritures. Avec des exceptions dont font partie les écritures oulipistes, à contrainte.

  3. Merci pour cette photographie contemporaine, raconter « l ‘aujourd’hui » n ‘est pas simple et pourtant vous nous emmenez sur cette route urbanisée ruban de béton sur vestiges romains sauvés par quelques archéologues…et ce n ‘est pas tout,
    A lire et à relire

    • Merci Carole de votre lecture. Oui, avoir une pensée pour le travail des archéologues, pas si facile… même si la création de l’Inrap a permis d’explorer, de découvrir et de sauver beaucoup.

  4. J’aime beaucoup. Une exploration qui essaie de tout saisir, le passé , le présent, le proche, le loin…tout à fait réussie.
    Et comme je suis curieuse, où est-ce ? quelle voie romaine ? celle de l’océan qui allait à Boulogne ? C’est bien sûr sans importance pour la beauté du texte.

    • Merci Danièle.
      Il s’agit de l’un des tronçons de la via Agrippa, qui traversait le nord de la Gaule (alors Gaule belgique, aujourd’hui Hauts-de-France) depuis Reims jusque Boulogne, port vers la Bretagne. On les a ensuite appelées « chaussées Brunehaut ». Il y a eu de multiples fouilles et on pense aujourd’hui que ces voies étaient gauloises avant d’être romaines.
      Voici le lien vers une carte (je ne parviens pas à mettre une image en commentaire, mais je vais l’ajouter ds mon #10):
      https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/f/f7/Carte_Gaule_Putinger_redress%C3%A9e_Desjardins_07036.jpg

  5. Texte fascinant et très beau. Tout ce jeu de zooms, de prise de distance, d’aller et retour entre les bâtiments et les gens…C’est très réussi. On aurait envie de l’entendre lu à voix haute.

    • Merci Xavier. A entendre lu à voix haute, oui, mais à plusieurs voix, il me semble…

  6. Merci à toutes et tous de vos lectures et appréciations. elles sont très encourageantes. L’exercice m’avait paru si difficile!

    J’ai ajouté une carte des voies romaines en Gaule belgique et des légendes (+ lien vers le document INA sur l’archéo aérienne).

    En voici un autre, avec un portrait de Roger Agache:
    https://archeologie.culture.gouv.fr/archeologie-aerienne/fr

  7. Pas grand chose à ajouter. Le descriptif presque envoutant de par sa précision et puis changement de rythme avec l’intime… Plaisir de lire