
Sorti le 16 septembre 1985. Label EMI. Quarante-sept minutes et trente-trois secondes. Enregistré au Wickham Farm Home Studio entre novembre 1983 et juin 1985. Classé numéro 1 en Angleterre — numéro 30 aux États-Unis. Environ 2 millions d’exemplaires vendus. Nom des braques de Weimar photographiés sur la pochette : Bonnie et Clyde.
Trois jours que tu es enfoncée dans ce fauteuil. Dehors le soleil et la pluie se répondent. Entre les averses, le jardinier taille, ramasse les branches cassées, ratisse les feuilles d’érable et de marronnier — il prépare la morte saison. Parfois papa et maman passent en cirés et bottes de pluie, retour de cueillette, puis s’affairent en cuisine — parfums de mûres, de coings, de pommes à cidre. Comme toujours, on te fiche la paix. Parfois tu te lèves de ce fauteuil. Tu quittes ta caverne d’instruments et de partitions griffonnées. Tu te prépares une pile de sandwichs, tu te brosses les dents, tu fais pipi, tu parcours le courrier, tu embrasses papa si tu le croises au détour d’un couloir. Le reste du temps tu fixes le dehors — l’autre aile du manoir, le parc en automne — et tu songes. Tu t’installes au piano, tu te dégourdis les doigts sur une guitare, tu t’éclaircis la gorge et chantonnes les airs qui te passent par la tête (jamais les tiens). Tu tâtonnes. Dimanche, Paddy est revenu d’Irlande. Ensemble vous avez écouté des disques de là-bas — frère et sœur en tailleur sur le tapis persan. Paddy rapporte le monde de ses expéditions. Paddy ouvre les fenêtres et coupe court à tes ruminations. Il te rappelle l’année (1984, ma chérie) et t’interroge sur le mois (octobre ? Sommes-nous déjà en octobre, Paddy ?) Parfois il t’entraîne au dehors. Vous descendez au village et buvez des pintes au pub. Les villageois t’ignorent poliment, détournent les yeux quand tu t’accoudes au comptoir et si, par malheur, une de tes chansons passe à la radio, le patron change de station. Le reste du temps tu bidouilles, chantonnes, esquisses. Rien ne presse. La nuit, tu t’installes devant le Fairlight CMI. Tu allumes l’écran, effleures les touches, tends l’oreille aux gargouillements de la machine. Tu malaxes les sons, transformes un chant d’oiseau en explosion nucléaire, le ronronnement d’un chat en décollage de Concorde — tu remodèles le monde. Des kilomètres de bandes qui filent entre tes doigts depuis l’été. Les mélodies sont là, les textes pas encore. Avant-hier, Eberhard a téléphoné de Cologne. Il a confirmé sa venue (« Always here for you, my dear ! ») Tu as hâte de le prendre dans tes bras, de l’accueillir dans ta maison, de l’observer, tête penchée, qui écoutera tes démos. Eberhard arrive dans trois jours — d’ici là il va falloir te secouer (que pensera-t-il s’il te trouve immobile dans ton fauteuil de vieillarde de 25 ans ?) La semaine dernière David G. est passé à l’improviste. Trois heures pour venir de Londres — tu te voyais mal ne pas le recevoir. Dieu merci il n’a pas demandé à écouter ton travail — il avait juste besoin de prendre l’air (ça ne s’arrange pas avec Rog et Nick ne semble pas vouloir calmer le jeu). Il est resté dîner — le civet de lièvre de papa était bien meilleur réchauffé. Avant de remonter dans son invraisemblable Jaguar il t’a prise dans ses bras. Depuis deux ou trois ans (tu l’as noté, n’est-ce pas ?) tu acceptes les gestes d’affection de tes aînés. Depuis le départ de David puis de Paddy tu es seule avec tes instruments. De temps à autre tu mets un disque — Miles Davis, Prince, Durruti Column, Sade, Blue Nile. Tant de choses se passent au dehors. Ce soir tu iras au pub — tu iras, n’est-ce pas ? Tu as besoin d’air et de cidre. La nuit solitaire ne saurait être ton unique ressource. Ce soir tu iras au pub. Tu commanderas une pinte. Tu t’installeras au bout du comptoir, contre le bandit manchot, avec un paquet de chips. Les habitués t’appelleront Katie comme à l’école. Tu trouveras un compagnon de fléchettes et gagneras trois parties de suite. Tu payeras ta tournée. Tu feras la fermeture. Puis tu remonteras la côte en pédalant sans effort. Épuisée et heureuse tu te mettras au lit. De cette soirée clandestine tu ne tireras aucune chanson. En attendant le soir (penser à regonfler les roues du vélo) tu t’installes devant le Fairlight CMI. Cet engin a la solennité des orgues d’église — tu en joues en te moquant du manuel de 500 pages. La basse d’Eberhard te manque pour arrondir le tranchant des claviers. Tu rêves de cornemuses, de théorbes, de chœurs d’enfants. Tu ouvres ton grand cahier. Diagrammes, notations sur les couleurs, aquarelles de sons. Tu estimes la durée de l’ensemble à 40 minutes en excluant la possibilité d’un double-album (EMI respire). Les deux faces pourront se compléter, la seconde déployant ce que la première concentre en six fois 3’30’’. Voilà : tu as ta feuille de route pour les temps qui viennent. Une bonne chose de faite. Ce soir au pub tu auras quelque chose à fêter. Appelons ça la conception d’un nuage.
En 1985, le choix est vaste : dix minutes de marche et voici le disquaire Boogie, rue Louise-Michel. L’endroit est connu des amateurs de blues. Le bonhomme qui tient la boutique s’appelle Jean-Pierre Arniac. Tous les bluesmen américains qui passent par Paris lui rendent visite. Certains, même, se sont installés dans le coin, par amitié. Le matin, au PMU d’à côté, on croise Screamin’ Jay Hawkins, qui vit à deux pas. Jean-Pierre Arniac est très gentil avec les gosses mais on sait bien que le disque qu’on veut acheter ce 16 septembre 1985 n’est pas son genre. Alors on prend le métro. À l’époque, avenue de Wagram, juste en face du théâtre de l’Empire (celui de Jacques Martin et de l’Académie des 9) il y a une FNAC, la FNAC Wagram, dans un beau bâtiment années 50. Aujourd’hui c’est un Décathlon. On ira à la FNAC Wagram. Le disque est mis en avant sur de grands présentoirs en carton. Avec le « Prix Vert », il coûte 49 francs — la moitié de l’argent de poche de la semaine. On s’installe en bas de l’avenue, sur un banc du square des Ternes, on déchire le plastique qui l’entoure, on sort la pochette intérieure, on renifle le carton, le vinyle puis, sourcils froncés, on lit les notes, le nom des musiciens, les remerciements, le texte des chansons. On s’imagine des choses, on fait durer le suspense. On a hâte, et en même temps pas, de poser le diamant sur le sillon.
On y est vraiment, avec « Katie », au pub, chez ses parents, avec ses amis ou devant le Fairlight CMI. Et on y est aussi, dans les quartiers du Paris des années 80, à la FNAC Wagram (je l’avais oubliée, celle-là, pourtant j’y ai aussi trainé mes guêtres !).
On a dû s’y croiser, alors ! Merci pour ta lecture !
Je viens de croiser sur le front de mer à Ostende une fille défigurée. Le crâne enfoncé, un œil recouvert par la chair l’autre peinant à se relever vers l’horizon comme sous un plissement du quaternaire. Grande et fine, elle marchait assez tranquillement le vent de face. Toute la lecture de la deuxième strate s’est identifiée à cette figure.
Oh la vieille connaissance… Pas l’album chez moi, mais deux 45t qui m’ont tellement accompagné… Merci Xavier
(ta « Katie », je l’ai lue il y a quelque temps déjà, une version un soupçon moins développée peut-être ? j’avais oublié Eberhard W.)