
La petite coque est retournée sur deux lourds tréteaux, l’avant est déjà propre, débarrassé de sa vieille peinture et de ses algues. Un peu plus loin dans les rochers, on voit deux rames, un mât avec sa voile roulée autour de lui, un tas de bouts plus ou moins bien lovés et une ancre avec quelques maillons de chaine posés en haut du tas. À côté du bateau, un homme aux cheveux presque entièrement gris, de dos, tourne la tête vers l’appareil photo en souriant, un outil dans la main droite, le bras gauche caché par son corps solide. Je ne reconnais pas l’outil qu’il tient. Peut-être un des ciseaux à bois que j’ai pu garder de lui, plus sûrement un grattoir pour enlever ce qui reste de peinture sur les bordés du dinghy. De l’autre côté de la coque, je suis debout sur une caisse, un bonnet enfoncé sur les yeux et à la main, un outil semblable à celui que tient l’homme en grosse veste et bottines à lacets qui doit être mon grand-père. Je n’ai aucun souvenir de ce père de ma mère, il est mort quand j’avais quatre ans et sur cette photo, je dois en avoir à peine trois.
Je suis sûre que c’est mon grand-père, quelqu’un a dû me le dire, même si l’image est trop mauvaise pour pouvoir y déceler un hypothétique air de famille. Ma mère m’a peut-être aussi parlé de lui, mais elle est partie à peine quelques années après son père et de sa mère, donc de ma grand-mère, il n’a jamais vraiment été question, elle n’est dans le cadre sur aucune des photos, dans aucun de mes souvenirs.
De mon grand-père Albert je n’ai quasiment aucune information, mais au moins quelques qualificatifs : marin, constructeur de bateau, mais aussi alcoolique, et puis, la maison d’Albert, celle que papa a transformée en chambre d’hôte, sa première affaire immobilière, la première dont je me souviens. Bien placée, à l’abri dans le Burrafirth Voe, cette maison avec en contrebas le hangar à bateau et ses deux rails bien parallèles pour descendre les canots dans l’eau, en face l’atelier avec des planches joliment courbées entassées à l’arrière, de plus en plus vertes au fil des années. Glasgow, le whisky, ma grand-mère dont on ne parlait jamais, je ne sais pas ce qui a pu amener un homme des îles, un Shetlandais à la charpente, au bois, dans une île sans arbres. Peut-être justement le manque, l’envie de ne pas faire comme tout le monde ici, pas les moutons, la terre et juste un peu de mer pour aller ramasser des coquillages. La mer comme mur de prison, pas possible pour Albert qui s’échappe pour Glasgow, pour aller travailler dans les chantiers navals installés tout le long de la Clyde. Peut-être qu’il tombe sur un chef qui apprécie son envie d’apprendre, de bien faire, de comprendre le bois, d’utiliser les courbes pour donner plus de force, de solidité, de beauté au bateau, lui apprends quel bois où et pourquoi, les formes, les assemblages, le calfatage avec la fibre de coton, les fers de différentes formes, de différentes épaisseurs, de différentes courbures, les marteaux à manche épais en forme de T à longs bras, la musique des coups qui vous emmène en rêve, loin, sur le bateau fini, sur d’autres mers, au-delà des mers du Nord qui se déchaînaient sur les carreaux des fenêtres quand il était petit, chez lui aux Shetlands. Peut-être qu’à Glasgow ça ne s’est pas passé comme ça, peut-être qu’il a dit qu’il voulait travailler le bois et qu’on l’a mis à la soudure, à tailler des bouchons pendant des semaines, des mois, avec un chef envieux et fourbe qui se vengeait sur Albert des brimades que lui faisait subir son chef à lui, peut-être que les conditions de vie trop difficile et ce travail sans aucun attrait, sans aucun intérêt, un travail qui serait un des premiers à être donné plus tard à des machines, quand on commencerait à devoir payer les ouvriers de façon raisonnable. Peut-être que ça aurait commencé là, l’alcool, le whisky, l’alcoolisme. Et le retour au pays avec une fille de la ville, qui aurait été ma grand-mère, mais ne se serait jamais faite à ces îles, trop îles et trop au nord, n’aurait pas supporté et se serait échappée d’une façon ou d’une autre. Peut-être
Ce soir, Damien et Neige sont partis au cinéma à Paimpol, un dessin animé, pardon, un animé japonais dont ils attendent la suite depuis plusieurs années. La séance se termine bien après le départ du dernier bateau et ils dormiront sur les matelas de la mezzanine au-dessus des bateaux en construction ou en réparation dans l’atelier de Gilles. Il fait beau, à peine un souffle de vent, juste une petite veste pour rester dehors. Juste Josef et moi sur le banc devant la porte du T. Tisane, doucement la conversation est venue sur le bois, les outils, les premiers petits bateaux en papier, les écorces taillées au couteau, avec un bâton planté presque droit en guise de mât et une large feuille d’arbre embrochée pour faire voile. Et puis le plus sérieux, les heures de papier de verre et enfin, le droit de toucher le rabot, les ciseaux à bois, de faire de vrais assemblages, des découpes, des montages. Les outils à soi, qu’on aiguise soi-même d’abord un peu de biais et qui s’émoussaient vite et puis parfaits, coupants comme des rasoirs après quelques passages sur la pierre juste humide, l’eau devenue grise, un coup sur le chiffon pour essuyer, essayer sur les poils des avant-bras pour vérifier que ça coupe vraiment, vraiment bien. Les dessins, les découpes, les projets. J’ai toujours ma boîte que je ne laisse pas dans l’atelier lors des stages, Josef sait que j’y tiens, il sait vaguement que ces outils sont importants pour moi. Les six ciseaux à bois et la vieille photo du dinghy retourné, c’est tout ce que j’ai comme souvenir de mon grand-père. Dans la boîte j’ai rajouté d’autres choses, le trusquin, la scie japonaise qui se plie sur elle-même, la fausse-équerre avec le manche en bois et la vis papillon toute rouillée. Josef sait que je sais à peu près me servir des outils de ma boîte, pas aussi bien, aussi précisément ni surtout aussi rapidement qu’un professionnel comme lui, mais que je me débrouille et que j’ai une attirance particulière pour les mains dans mon travail de photographe, une attirance pour les mains qui travaillent, les siennes m’ont si souvent servi de modèle. Alors ce soir, avec le fond de whisky dans la tasse à tisane, il m’écoute, il m’écoute vraiment, comme on écoute quelqu’un qui vous laisse entrer dans son histoire, il m’écoute raconter les outils que je cache dans cette boîte, raconter la petite photo du dinghy de mon grand-père retourné sur deux tréteaux trop grands
Codicille :
Une fois de plus, pas (trop) de pression question calendrier mais mis beaucoup de temps à démarrer, à penser la petite chose qui allait déclencher l’histoire. Une photo bien sûr pour Mow qui est photographe, mais quoi sur cette photo, réfléchir, comprendre aussi, dans la proposition, ou peut-être juste arranger à ma sauce, les trois strates qui deviennent les deux parties du recto verso.
Et puis ici, le texte d’Héléne Gaudy que je connaissais déjà et qui m’a tant impressionnée à la lecture par la finesse avec laquelle toutes les strates, le journal, l’enquête, les infos historiques sur la conquête des pôles, la mise en avant de Nils et de sa fiancée, les portraits probables des protagonistes, … sont agencées, chacune à sa juste place pour faire un ensemble évident. Pression supplémentaire, ce texte.
Enfin voilà, pour construire Mow, je lui construis une famille. Impressionnée, toujours autant, par ce qu’on arrive à construire grâce aux propositions
C est beau de lui construire une famille et tu y arrives très bien . Tes textes sont poétiques et extrêmement sensibles Merci pour ce travail sur la matière.magnifique.Les transformations qui passent par le travail du bois à travers les générations .
Merci pour ta lecture, oui, la famille ça aide à mieux connaître ma personnage je pense, pas possible de lui construire n’importe quelle famille et comme il est déjà question du travail du bois dans un texte précédent, ça fait le lien… et ça me permet de ne pas oublier ce que j’ai déjà écrit, ça évite les incohérences
Le premier texte est très très réussi, avec la médiation de la photo (j’ai cherché sur internet des photos aussi, pour savoir à quoi ressemble un dinghy), mais aussi avec la médiation de l’outil, de la main qui tient l’outil de génération à génération.
Moi aussi j’ai beaucoup aimé ce livre d’Hélène Gaudy.
Bonne continuation Juliette !
Merci pour le premier texte, difficile d’écrire à côté du texte d’Hélène Gaudy qui est vraiment très bien construit, bien écrit, enfin bien partout !
Et un livre qui ouvre sur d’autres histoires, j’aimerais que quelqu’un (moi ?) en écrive une sur Léonie d’Aunet dont j’ai appris l’existence grâce à H. Gaudy.
Oh oui texte sur Leonie d’Aunet !
Si tu t’y colles pour de bon, tu dis, je connais quelqu’un qui doit pouvoir t’aider, elle aussi grande admiratrice de Leonie et qui connait très bien le très nord