#rectoverso #12 | patchwork textuel

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« Je vais maintenant faire une déclaration. Je ne sais pas si elle entre dans la catégorie des déclarations des autres. Mais qu’elle entre dans la leur ou non, elle entre évidemment dans une certaine catégorie. Donc, à cet égard, ce n’est pas différent de leurs déclarations. Cependant, laissez-moi essayer de formuler la mienne.

Il y a un commencement. Il y a un commencement qui n’est pas encore commencé. Il y a un commencement qui n’est pas encore commencé. Il y a l’être. Il y a le non-être. Il y a un commencement qui n’est pas encore commencé. Il y a un commencement qui n’est pas encore commencé. Soudain, il y a l’être et le non-être. Mais entre cet être et ce non-être, je ne sais pas vraiment lequel est l’être et lequel est le non-être. Je viens de dire quelque chose. Mais je ne sais pas si ce que j’ai dit a vraiment dit quelque chose ou si cela n’a rien dit. »

Tchouang-tseu, Chapitre Deux, traduit de l’anglais.

Ce passage me suit depuis six ans. Avec ce texte, quelque chose de mon expérience que je ne pouvais articuler retrouvait le lit de la rivière. Des morceaux de visages confondus, effrayés ou souriant de façon complices me viennent.

L’abandon, le bois mort, le souffle.

Y penser n’est jamais lui rendre justice. Le lire s’en rapproche, à condition de pénétrer le labyrinthe jusqu’à l’épuisement, selon ses forces du moment, selon l’électricité nécessaire à la projection du théâtre intérieur. Toujours ce rappel qu’en lecture, on plait à se faire peur et à l’oublier, en produisant des images plus ou moins connues, plus ou moins effrayantes et à en responsabiliser l’auteur de nous avoir invité à produire, à imaginer selon des règles qui sont les siennes mais des forces qui sont les nôtres. Ainsi la lecture de Tchouang-Tseu oscille entre l’ennui, le comique et le tragique. Il y a dans l’acclimatation au néant, derrière la pensée conceptuelle, un déliement possible à observer.

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La première chose à observer est-elle une observation? Observation dans le sens où est impliquée dès le départ une conscience réflexive, consciente de sa difficulté croissante à l’existence. Un je-ne-sais-quoi incommensurable résiste à notre satisfaction autant qu’à notre plaisir. Nos plaisirs deviennent insatisfaisants – même en redoublant la quantité. La recherche de satisfaction se confond avec celle du plaisir, et par frottement, peut elle-même être soupçonnée d’être elle-même illusoire. Le jeu commun de la satisfaction agréée est faussé et son transformation politique est un cri du coeur pathétique et nécessaire mais que l’on souhaiterais évitable.

La nature de la résistance est à inconnue, indéfinissable et objet d’obsession, de tentatives intellectuelles. Plusieurs approches sont possibles. La cause introuvable doit tout de même être nommée provisoirement. Le phénomène coupe les fils nous reliant à la quotidienneté pour faire de notre existence une chose amorphe dont les actions anciennes, désarticulées, denaturées exténuent. À la spontanéité des autres, la relation aux choses s’apparente ce soir à un face à face avec un mur d’eau sombre.

Mon regard se perd à deux mètres dans les fougères éclairées par la lumière de la porte vitrée derrière moi. La maison en construction de D***** de l’autre côté du petit chemin forestier. Je pisse dans le fossé. Les toilettes ne sont pas encore branchées. Le sont-elles aujourd’hui – cinq années plus tard? Je suppose que tout y est branché, que le logement est habitable, accueillant, investi par un couple chaleureux, aimant et plein de bonne volonté. Il y a des moments de l’histoire d’une génération où un contingent de sa population sans aide ou soutien, vacille un peu, valse de manière excentrique comme des toupis et s’étendent au sol pour ne pas se relever. L’entreprise n’y peut rien, l’Etat ne peut rien, les communautés ne peuvent rien. Si la famille ne peut rien; le jeune meurt. De quelles manières et à quelle conditions survit-on? Et que ramènent les survivants aux bons vivants? Puisque même si la famille peut, et surtout si la famille peut, elle met fin aux illusions de communauté, d’Etat, de quelque chose d’universel, l’amitié, l’amour, la fraternité désormais frappé du sceau du raisonnable. Culture et contre-culture ne sont que deux faces d’un même lifestyle à cette égard. L’au-delà de la famille et de l’entreprise (parfois deux noms pour la même chose) est fermé pour les uns, illusoire pour les autres. Ce soir, la mort rôde, mon âme est putrifié par endroit mais j’en refuse la souffrance, je m’illusionne sur mes capacités. J’espère encore de mon prochain.

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Il y a le froid et l’incertitude qui de concert font frémir le corps et l’esprit. Il y a le frémissement des membres sous le textile. Il y a les chemises de laine lourde et les t-shirts en coton. Il y a les tremblements et la piloérection. Il y a le frisson de la prise de conscience par soi de ce que l’on vit.

Il a des silences que l’on tient près de soi. À l’écoute de signes incertains. Il y a des silences que le bruit avoisinant ne peuvent couvrir, que l’agitation ne saura assaillir. Il a du néant qui permet la présence.

Reconnaitre que l’on est né dans le camp des vaincus à la naissance. L’est-on tous? Sans illusion de revanche ou de vengeance, sans aucun ressentiment. Une histoire n’est pas une destinée.

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Je me débarrasse d’une partie conséquente de mes livres… Cinq cent livres que je décide de céder, certains que je redécouvre, je les déplace selon une géométrie variable dont le centre est une petite étagère à côté de mon lit. Faite de quatres planches maintenue par des tenons à peine dégrossis, elle peut soutenir une cinquantaine de livres. Mine où pioche mon index. Etal de boucher, mon regard transperce les tranches pour atteindre le souvenir de la lecture. Je pense souvent au commentaire de Joubert sur Locke rapporté par Roger Munier. « Locke dit que « les maximes n’éclairent pas ». — Non, mais elles guident, elles dirigent, elles sauvent aveugléments.« 

Quand ma bibliothèque est-elle devenue une placard à médicament, un méta-grimoire, une trousse de secours spirituelle ? Peut-être dans le passage d’un usage du livre pour le soin de l’être et non de la pensée. Par la fragmentation des phrases, cela est certain.

Ce soir. Un petit livre d’Eric Geoffrey sur le soufisme que j’ouvre une fois, deux fois, trois fois chanceux… Une phrase à méditer. « Mourez avant de mourir » dit le Prophète. La Voie comme un décapage lent et implacable de la conscience.

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Pisser en extérieur lors d’une soirée alcolisée permet de jauger de son état d’ébriété. La sensation du froid, les quelques pas pris en extérieur, l’acclimatation à l’obscurité, la crainte, l’état d’agitation interne puis ce silence incomplet, cette poussée douce du vent sur les flancs, à peine assez pour faire valser l’urine.

Je redécouvre l’expérience de la continuité de la perte de sens et la rencontre du réel vide, libre, désormais punitif. Toujours là. Il me faut croitre dans des territoires inconnus. Soudain, le besoin irrépressible d’observer le monde pour se protéger de ses mouvements les plus brusques, pour se lover dans ses mouvements, éviter sa violence, se bercer dans son sac et resac dévastateur pour certains autres de ma génération…

Livré à un grand monde vide de sens où toutes les valeurs et les vérités s’érodent face à une distribution du pouvoir stable, générationnelle. La peur de ce grand vide qu’était le monde amène aussi un second sentiment plus violent celui du ressentiment, absent ou adouci par l’alcool ce soir et par le repos auquel invite ce moment de solitude. Que faire de la violence dont les autres se déshéritent? Comment pacifier notre besoin de justice pour laisser croitrent ceux de l’existence?

La petit maison en construction de D***** où il se réfugie du monde universitaire et profesionnelle et y « devenir fou » selon ses dires… J’y viens quelques fois dans le mois pour une soirée. Il est la dernière personne de mon entourage avec qui je bois. Une bouteille de rouge à deux usuellement. Quelques livres. Quelques films et sons. Après les nouvelles de la semaine et les réflexions sans réponses, je lui lirais tel ou tel passage d’un penseur à la mode. Si les lectures sont comprises, il ne peut pousser plus loin la réflexion que dans un cadre intellectuel et normatif qu’il s’autorise.

Nous nous tenons compagnie mais nous ne pouvons pas nous aider. Nous partageons notre misère à deux. Il se pense né trop tard, je me pense né trop tôt. Tout deux par optimisme et lâcheté. Pourtant une langue particulière se développe entre nous, faites de références philosophiques, de néologismes, de classifications pseudo-critiques (toute spontanéité, même souhaitée, deviendra un « vitalisme bourgeois« ).

J’arrose toujours les plantes en comprenant que je cherche une analogie entre le sens de la vie et le mouvement de fougères dans le vent et la lente réalisation que cette opposition entre moi et le mouvement naturel du monde sera un travail de longue haleine devant lequel je suis à boût de force ce soir.

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La découverte du vide. Les premières fois que je perdis pied et le goût. Je voulus me battre contre, oublier, me fondre dans la masse, dans la communion. Comme Eugen Althager dans le roman de Jean Amery; flottant dans le vide; livrant « contre la liberté une lutte sans merci. Chaque heure gagnée sur elle était une victoire. Et les heures s’enlisaient une à une, sans rime ni raison, mais non sans dignité. » Des jours « clairs et durs » . Sans cesse revenir à cette dureté. À cette béance. Ou plutôt ces béances, ces vides où l’on s’attendrait à une fluidité, du solide, du sol.

Devenir humain… Descendre dans ce que j’imagine être une vieille cave… Et lorsque l’on est au sol… Lorsque Job est à terre, ses amis viennent le suspecter d’être la cause de son malheur. Cela arrangerait ses amis qu’une théorie du monde juste existe. Comme un promesse de silence et d’ordre, d’apprentissage et renoncements nécessaires et une hiérarchie des savoirs.

Comme un kaléidoscope, les multiples dimensions dans lesquels ses éléments se retrouvent, se chassent l’une et l’autre dans la mémoire tout en formant un tout. Un petit tout qui est une vie se déclinant selon les règles d’un cas, se conjuguant. Renoncer et accepter sans bloquer le long et lent tirage qui crève l’être. Voilà qui est un saut dans le fatalisme. Ne pas faire obstacle à la vulgarité, à la « violence de la bêtise ». Résister au « cynisme de l’intelligence » et à ses aveuglements complices… « Aveuglés par la croyance en leur victoire finale, ils se délectaient de la certitude incompréhensible de leur propre supériorité. » Encore Amery.

Une fatigue me prend que l’arabica à portée de main ne saurait secouer. L’inspiration me quitte au moment où l’on aurait pu arriver à une nouvelle destination. Une avancée dans la brume. Après la cave et la chute, voici le marécage brumeux et son atmosphère de danger.

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Aujourd’hui, je suis revenu dans mon petit village. Tant de choses ont changés en cinq ans. Il fallait que quelque chose de pourrissant sèche, s’effritte et d’autres choses, plus chères, calcinent à la lumière du jour. Je vis l’envers de la popularité que j’avais cherché à atteindre avec de nombreux groupes d’amis. Etranger partout, lors des grands passages de la vie des autres, j’en fus oublié. Certains penserent que le suicide était attendus d’eux, d’autres comme moi; la fuite suffisait.

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page brune, noire ou blanche, cadre noir, extrême platitude, des lignes de lettres et de blancs, des espaces blancs pour moi, peut-être noirs pour le lecteur, les différentes pages publiques, les lignes entrecoupées d’imagination, pas un mot plus haut que l’autre sur ces lignes, des mots simples, vides, sans virtuosité, polis.

néant nié souhaité, écrire ce tapotement, le pauvre murmure, présent, suaire illisible et disgracieux d’agonie, pathétique petit moteur verbeux, adoptant le physique de victime. Imaginer, trouver, se lover dans ce creux pour en partir, cri sans son, lettres sans lecteur, code demandant sa rétribution sociale, lieu de l’humiliation journalière, ne rien être, jouir de son inexistence temporaire. Là aussi, exprimer les outils et acculer la chance à l’apparition.

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Plusieurs mois après cette soirée, je reçois un mail titré « J’ai ri » de D*****. Un lien comme corps du texte. La vidéo a été supprimée de YouTube lorsque je le retrouve. Qu’avait-elle pu être? Comme une déferlante, la pensée de la nécessité de grandir à l’écart de son regard. Cette complicité qui faisait de toute spontanéité une résonance, de toute créativité un déjà vu, de l’amitié un éteau morale. Fuir, trahir, grandir : synonymes. Et pourtant ai-je ri plus avec quelqu’un qu’avec lui? Drôle de réflexion qui tire à elle les souvenirs des moments où deux corps, deux âmes, s’accordent pour rirent aussi régulièrement que possible selon des raisons et des motivations souterraines.

Je me pliais en deux, en quatre. Inoffensif. Je reniais à m’engager sur mon chemin.

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Je suis les travaux de Terrence Blake depuis sept ou huit ans. Continuellement étonné par sa capacité de lecture et de travail. Il est le lecteur de philosophie idéal de nombreux philosophe. Sa capacité à l’exégèse philosophique est des plus intéressante. Sur son blog, je trouve son post de blog de juillet. Nous jouons cette année tout deux avec les mathèmes lacaniens. Si je tente de conceptualiser/ mathemiser le developpement du non-sens comme étape nécessaire à partir d’une conscience collective se divisant, il le fait à partir d’un processus intellectuel. Deux étapes me parlent. Celle de la crise symbolique et celle de la double crise.

S(Ⱥ) — Crise symbolique versus double impasse : reconnaissance de l’incomplétude du système (Ⱥ)

$(Ⱥ) — Double crise et destitution subjective : reconnaissance de l’incomplétude du système (Ⱥ)

Est-ce que c’est cela que je comprend comme étant la cause de cette crise existentielle? Ce passage d’une conceptualisation du monde complète, jusqu’à sa confirmation par les évènements de vie ( ruptures ). Comment la confirmation d’un système de pensée par le réel rendait nécessaire la fascination devant l’effroyable et impossible l’action nécessaire d’ouverture. Cette pensée qui cherche la clef de l’existence dans le mouvement et l’immobilité des fougères en pleine montagne, où retombe-t-elle?

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Je me réveille et regarde l’heure. À ce stade de la nuit, seuls les jeunes gens sortant de boites de nuit et cherchant un lieu où coucher ensemble viendront. Autrement, tout est calme. Je sors fumer une cigarette et je pense aux autres réceptionnistes de nuit que j’ai connu. Ceux qui étaient anti-sociaux, ceux qui étaient exclus pour des raisons raciales, de genre ou de type, ceux qui étaient rejetés dans la nuit pour les besoins de l’organisation. Pour moi et ces inconnus, une intimité émerge pour avoir traversé les affres de la nuit, la peur du vide et du destin, le sentiment de l’absurde puis la joie des aurores. La nuit se lève et l’esprit se met à penser à la journée à venir avec délice. Activité artistique, associative ou sportive, travaux manuels, rencontres familiales ou amicales, achats, ventes, déplacements ; bref c’est le retour à la possibilité d’échanges signifiants qu’annonce l’aube. Le livreur de journaux passe sur son petit scooter déposer les journaux. Premier contact avec un inconnu familier depuis une dizaine d’heure. La journée serait toujours moins ambitieuse que celles des cadres et professionnel.le.s. Nos journées doivent être arrachés à la fatigue. Cette caution de sommeil que l’on doit à la journée à venir. Il lui faudra payer son dû après cela nous pourrons saisir la journée.

Je me rappelle toujours de cette homme, entre deux âges, habillé à la mode des hipsters, circa 2015, une barbe de quelques jours, un sweat capuche violet, des lunettes blanches, une casquette de trucker à filet… Je me rappelle qu’il voulait parler … Il m’expliqua être DJ, où plutot qu’il était un DJ et je ne saurais dire tant d’années plus tard pour quelle raison il avait l’impression d’avoir tout perdu mais les quelques instants que l’on échangèrent me fire penser que ce serait ses derniers…

Avait-il perdu son logement? Je le revu quelques temps plus tard ( jours? semaines?) marcher le long de la route qui allait de H.-W. vers C. avec le même air sombre. Je parierais pour qu’il se soit suicidé. Peut-être en effet, mis-t-il fin à ses jours? Comment l’aurait-il fait? Pas une arme. Peut-être en se pendant comme C***** et le père de A***** dans sa misère, peut-être en se droguant… Peut-être en sautant sur des rails au moment du passage d’un train comme la femme qui travaillait au théâtre, peut-être en crashant son véhicule contre un mur comme P*****… Et pourtant, je le vois plutôt être enfermé en unité de soin.

Il était resté jeune homme trop longtemps. Peut-être sentait-il tout son être se réduire à néant. Peut-être qu’à la réception, il fallait qu’il parle, qu’il puisse raccrocher des phrases pour avoir une identité… Le monde de la nuit ne permet pas à ses rejetons de se préparer à la lumière froide du conventionnel. L’argent circule entre les deux mais les investissements dans un monde ne se valorise pas facillement dans l’autre. Peut-être s’y est-il investi pleinement à ses risques et périls?

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Je reçois par la poste ce matin le livre de Bernard McGinn « The Essential Readings of Christian Mysticism ». Je me retrouve dans ces lignes de son introduction :

« Parler de la présence de Dieu est au fond une autre stratégie pour parler de l’indicible — et pourquoi de nombreux mystiques ont lutté avec le paradoxe que Dieu est trouvé dans l’absence et la négation plus que dans la présence, au moins comme on l’a conçoit et l’expérimente habituellement.« 

En écrivant je repense à l’expérience physique de l’isolement. Comment dire autrement que cela enflamme le corps tout entier ? Comment parler de quelque chose que les mots de douleurs dans les os et les articulations dans tout le corps ne peut entièrement resitué.

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Je ne saurais dire si c’était par réflexe que je m’étais arrêté ou si, au contraire, l’habitude m’incitant à l’indifférence, j’aurais continué. Le fait est que pour continuer mon chemin, je traverserai son passage. Arrivé à une brèche dans le champ de maïs faite pour le tracteur, je ne pouvais passer sans regarder dans sa direction. Je m’immobilisa, saisissant l’instant, m’enfonçant dans son image, cherchant à ajuster mon regard au sien. Nos regards s’élançaient sur vingtaine de mètres pour se rencontrer. Je ne saurais dire ce que vois une biche. C’est là une hypothèse d’artiste. Moi, j’atteignais sa croupe, sa tête, ses jambes fines. Je voyais ses oreilles remontées mais je n’aurais pu dire si elles cachaient des cornes. Le fait est que je les cherchais, les imaginais. Mon regard se perdait dans un flou à fur et à mesure que je regardais, je me concentrais. Le fait est que je sentais une transe me prendre rapidement par les yeux puis la tête et ensuite le buste et le bout des doigts. L’animal était aussi immobile. Qui de nous deux s’immobilisa en premier? J’avais vu sa croupe entrer dans le champ de maïs sans en deviner le point d’entrée. Le fait est que lorsque j’ai vu l’animal, il était retourné vers moi et me regardait. Il était immobile et je m’immobilisa par la suite. À force de fixer ce point et le perdre et le refixer, mon corps s’arrangea pour être plus stable – excepté mes jambes que j’avais gelé rapidement. Mais elles étaient proches l’une de l’autre et je craignais de les bouger. L’animal me regardait et avançait. Le fait que j’avais l’impression d’acquérir un pouvoir m’induisait à plus d’immobilité et à un transe plus profonde. La vision étroite était encouragée par le longueur du couloir de maïs. Le champ était long… très long… Et calme… très calme. Je voyais très large et très flou. Je perdais mes repères spatiaux et temporels. Comme une jumelle qu’on ajuste, mon regard alternait rapidement entre la vision proche et lointaine. Sans pouvoir se poser sur autre chose quelques instants que ce losange brunâtre aux yeux sombres. À la périphérie, les reflets des feuilles vert d’eau s’agitaient en griffant le champ bouteille. Encore un pas… Combien de temps passe dans ces moments là? Une minute, on se regarde. Deux minutes, elle avance. Trois minutes… Je réajuste mon corps pour être à l’aise. Ma cage thoracique s’ouvre, mes épaules dépriment et mes scapulas se rapprochent. Mes doigts se relâchent et picotent. Mon poing s’ouvre. Quatre minutes… Un bruit à l’arrière me fait tourner la tête pour le repérer comme étant plus haut… Un pic vert tapote contre le tronc de l’arbre. Autrement, les moteurs au loin. Cinq minutes passent… La biche se détourne de moi fait quelques pas, puis se retourne… Puis continue de marcher puis se retourne. Le fait que je suis toujours immobile lui provoque une attention plus grande et n’incite pas à la fuite. Je regarde encore – je m’y perd dans mon regard. Elle revient et fait quelques pas en avant. Doucement. Je m’en fous presque… Mais un part de moi espère qu’en attendant assez longtemps, elle viendrait me voir de plus près.

Le fait que j’avais écouté John parlé de l’idéalisme allemand dans la soirée m’influença à penser à cette expérience en terme de rencontre avec l’Absolu. « L’absolu vient nous chercher et nous avons ensuite à tenter de l’expliquer avec les mots de notre culture. » Je pense à M*****. Le fait que mon affaire se passait mal me revenait souvent dans les moments de calme ou de lucidité. Comme si les mouvements d’un être pouvait m’expliquer ceux d’un autre. Comme si le fait que les mots de nos courriels s’émiettaient en lettres réutilisables, polis, génériques rendaient toute écriture secondaire à l’expérience innommable de l’absence. Parfois grâce, parfois honte, certains soirs scandaleuse, cette absence. Tout se passait par fascination et violence… Craintive, curieuse, elle passe du temps à me regarder. Reste que le fait qu’elle s’éloigne, la biche. Elle sort du couloir et entre dans le champs de maïs. J’attends qu’elle ressorte la tête du couloir. Non, pas cette fois-ci. La vie continue. Je marche quelques pas sans nostalgie ou déception. L’expérience est faite.

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Alors que j’écris dans mon journal, des petits insectes attirés par lumière entrent par la fenêtre… Je leur prête attention quand ils, ces minuscules moucherons, se posent sur mon lit ou lorsqu’un papillon de nuit se pose sur mon écran… Je me diverti puisque je ne sais où je vais ce soir. Les mots viennent mais sans vision. J’attend un signe. Une voie dans laquelle m’enfoncer. Je me demande s’il ne me faudra pas y aller par pure volonté. Sans grâce. Un bourdonnement de guêpe. Elle tourne autour de la lampe murale puis se pose sur la tranche inférieure de l’abat-jour et se nettoie. Je ne souhaite ni la déplacer avec une verre et une carte postale, ni m’endormir sous elle. Ma tolérance se limite aux papillons de nuits, moucherons, araignées, mouches et quelques moustiques.

Cherchant à agir avec le moindre effort, j’allume une bougie que je pose sous la lampe que j’éteinds. La guèpe, au boût de quelques instants, tourne autour de la bougie, fait un premier tour et se pose sur le mur, puis sur le verre, puis à nouveau sur le mur. A ce moment-là, la flamme fait danser un horizon sur le mur et à un petit réservoir de cire parfumée.

A peine un bruit, puis voila la guèpe, immobile.

Un instant, que j’aurais pu loupé et que malgré mon attention, je n’ai pu imaginer.

Elle est retournée, les ailes, la tête et le corps coulés sous la cire parfumée. Le dard sortant de sous la surface, comme si il y avait quelque chose à piquer, là sous la mèche…

Je pense aux jeux de Spinoza, organisant des combats d’araignées.

Je pense à Sun Tzu : travailler à ne pas se mettre en danger, attirer l’autre à aller où on souhaite qu’il aille.

Être à l’écoute, éviter le combat, modifier l’environnement pour parvenir à ses fins.

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Dans le désespoir et le soulagement, je lève le voile et je m’abandonne avec ferveur en refermant ma braguette :

Oui, à ce qui vient. Oui à l’informe. Oui à ce qui sort, ce qui se perd. Oui, à la déception nécessaire. Oui à la trahison. Oui au mépris. Oui à l’indifférence. Oui aux erreurs. Oui à l’incertitude que crée les premiers succès. Oui aux aventures qu’impliquent les décisions. Oui à la vigilance. Oui aux signes. Oui à l’écoute. Oui à l’attention. Oui à l’oraison. Oui à la raison. Oui aux changements d’idées. Oui à ce qui fend, ce qui rompt, ce qui différencie. Oui à la recherche incertaine du levier. Oui à la fatigue. Oui à l’épuisement. Oui à la colère. Oui à la frustration. Oui à la résolution. Oui aux résolutions. Oui à toutes les résolutions faillies devenues terreaux des résolutions actuelles. Oui à ce qui deviendra de moi. Oui à ce que deviendra de mon corps et de mon esprit. Oui à la forme. Oui à la peur de la mort. Oui à la déformation des formes actuelles. Oui à l’abandon. Oui à ce qui était et ce qui l’a formé. Oui à ce qui avait été et ce qui a suivi. Oui à ce qui était sorti et réapparait. Oui à Héraclite. Oui aux renoncements. Oui à la liberté qui permet la trahison. Oui à la distance. Oui à l’humilité. Oui à l’impassibilité. Oui à l’essai. Oui à la surprise et l’incompréhension. Oui aux décisions sures. Oui à l’oubli. Oui à un aveuglement nécessaire. Oui à la sympathie. Oui aux innervations que les affects silonnent dans notre être. Oui aux nuages. Oui aux bois. Oui aux rivières. Oui à l’assise. Oui à non.

3 commentaires à propos de “#rectoverso #12 | patchwork textuel”

  1. Je m’étonnais de cette forme géante… je comprends qu’elle reprend nombre des travaux de l’été. L’ouverture (Tchouang-tseu) m’a ramené à un travail récurrent que j’ai conduit autour d’un petit morceau de Paysages avec Figures absentes de Jaccottet. J’imagine que ce lien m’a donné le courage de poursuivre : je ne sais pas lire la philosophie. Mais il y a une grande sensorialité (sensualité) qui soutient tout l’ensemble. (J’ai aussi penser à l’exercice de philosophie pratique : boire en pissant…) et petit à petit, on est pris dans cette nuit suffisemment douce et ce qui échappe se range du côté du vivant, des soirées à parler… Une autre chose captivante, c’est la maison en construction. Bonne continuation donc, pour le gros œuvre et l’agencement. J’espère repasser avant l’ornementation.