#rectoverso #12 | dans les Archives des Indes

RECTO
Elle dit qu’elle travaille à Séville aux Archives des Indes, marque une pause et ajoute espiègle « occidentales », devant le regard perplexe, elle explique qu’il s’agit en fait de l’Amérique latine, puisque Christophe Colomb l’avait nommée ainsi.
Elle cherche un manuscrit, ou plutôt un journal de bord, de voyage. 
Elle cherche, à longueur de journée, elle cherche, arrive tôt le matin, dès 8 h pour avoir la chance de demander une liasse que peut-être d’autres chercheurs convoitent. Elle convoque des piles de liasses, se balade d’un siècle à l’autre, d’une audience à l’autre, Santa Fé, Vice-Royaume du Pérou, Nouvelle-Espagne, les liasses mal ficelées ont leur odeur, leur toucher, elle aime sentir sous ses doigts les écritures anciennes qu‘elle essaie de déchiffrer en lisant à haute voix dans sa tête pour que des longues lignes surgissent des mots qu’elle attrape au vol et dont elle se gargarise, fière d’avoir pu entrevoir un soupçon de sens Certaines liasses sauvées in extremis des flammes, portent les stigmates sur les coins du paquet, brûlées les phrases dansent sur le papier noirci, incomplètes, elles peinent, elles souffrent à livrer leur contenu.
Elle cherche mais ce qu’elle cherche elle ne le sait pas, c’est comme une plongée en eau profonde équipé d’un masque et d’un tuba, elle retient son souffle et espère rencontrer des poissons multicolores, des coraux fluorescents, des bénitiers grandioses et pourquoi pas la perle rare lovée où on ne l’imagine pas.
Des semaines passent, un mois, deux mois avant la rencontre avec la liasse monumentale (plus de 5o cm de haut) où se pressent divers documents, les comptes marchands, les suppliques à Sa Majesté et perdu au milieu de tout ça un manuscrit de 83 pages.

VERSO
Elle a entre les mains ce qu’elle cherche depuis des jours et des jours. la Relation de voyage d’un ingénieur militaire espagnol sur le fleuve Yapurá, un affluent de l’Amazone, écrite en 1782.
Peut-être qu’à ce moment-là, elle dit qu’elle n’en a jamais douté, qu’elle tient là une des rencontres entre l’homme européen et l’indien d’Amazonie. 
Il s’agit d’un voyage afin de délimiter les possessions entre les couronnes d’Espagne et du Portugal. Il faut donc cartographier l’endroit en pleine Amazonie, lieu de trois frontières aujourd’hui, celle de Colombie, du Brésil et du Pérou. En lisant le manuscrit, elle se rend compte qu’elle a la chance d’avoir des descriptions d’Indiens « fidèles » et aussi des « infidèles ».
Le commissaire aux limites a bien peu de mots pour parler des « fidèles », il les appelle les indiens-rameurs, puisque c’est eux qui font avancer la flottille. Peut-être les considère-t-il comme des machines, pas des êtres humains, pourtant ils ont été convertis à la foi chrétienne.
Quand il rencontre les « infidèles », peut-être voit-il en eux des sauvages, mais peut-être aussi des êtres nus et libres. Il est frappé par leur compréhension de la forêt, de ses pièges, de ses cours d’eau. Les infidèles, uniquement vêtus d’une large ceinture qui leur sert la taille, connaissent tous les rapides du fleuve, les endroits, les moments, où l’on peut passer. Le Commissaire aux limites est admiratif, peut-être que le fait qu’il soit ingénieur le rapproche de ces sauvages qui lui offrent avec moult détails les conditions parfaites de navigation. Son esprit scientifique reste friand de précisions. Tout au cours du périple, à chaque rencontre, il est impressionné par leur savoir, leur intelligence. Les jours passent et peut-être qu’à force de les fréquenter, il est près de les excuser. Il a été mis en garde, ils sont anthropophages mais leur contact, les échanges qu’il a avec eux font vaciller son côté rationnel. Au détour d’une phrase, il se laisse aller à constater qu’il n’y a pas grand chose à manger par ici. Elle pense y lire une acceptation de l’anthropophagie, peut-être est-ce exagéré, certainement parce que le Commissaire ne connaît pas les rituels compliqués de l’anthropophagie indienne qu’elle a étudiés, il pense qu’ils ont besoin de viande, point. Elle a en tête les dessins qui circulent en Europe à l’époque et qui représentent les scènes d’anthropophagie comme des réunions de famille où l’on fait un bon repas mis à part que ce sont des jambes, des bras que l’on sert.
Puis une idée germe, aurait-elle la chance d’effectuer, deux cents ans plus tard, le même voyage en pirogue, sur le Yapurá. Peut-être, qui sait ? Quizas !