RECTO
À ce stade, le moment n’est pas réductible à un lieu mais à une anticipation. Il est entre onze heures et minuit. L’ordinateur ronronne sur la couette. Les prochaines heures seront une période de divagation. La soirée a été reposante. La nuit n’aura pas à être le moment de distraction de la journée. Le défilement des images maintient l’éveil mais la fatigue et le relâchement recouvrent autant que les draps. Une attention flottante d’où sort une image, un mot, une sensation… Une aventure se dessine sous la forme d’un point d’interrogation. Un souvenir vaut bien une demi-heure de recherche pour retrouver la trace d’une personne. Une parole ou une citation incite à devenir chercheur, archiviste, bibliophile pendant quelques minutes ou quelques heures … La création d’alertes sur les sites de recherche de livres en ligne, la connaissance de quelques sites de téléchargement, la comparaison entre quelques sites de vente en ligne… La lecture d’une paragraphe, la recherche d’un podcast… Et il est déjà l’heure…
Je suis descendu pour chercher un verre d’eau pour A….. . Dans la cuisine, y’avait le store ouvert et la lune passait par la fenêtre de la fenêtre. Depuis qu’ils éteignent les lampadaires à 23 heures, il n’y a pas autant de lumière. Avant je pouvais descendre sans allumer si les stores étaient ouverts. Désormais faut allumer. Mais du coup, faut fermer les stores si on se déplace la nuit. Mais certains soirs, la lumière de la lune, ça éclaire assez. Comme ça, en même temps, on ne voit pas de l’extérieur.
Me voici réveillé en douleur. Plutôt c’est une sorte de pesanteur que je ressens. Je suis éveillé mais mon corps est encore endormi. Je peux le regarder endormi, lourd. Parfois c’est tout un bras qui s’endors. Mais ici, c’est plutôt comme un hypnotisé qui peut ouvrir les yeux en pleine hypnose pour regarder sa main se lever toute seule. Je me mets à espérer que la fatigue, désormais spiritualisée comme une chose dans mon corps mais plus dans ma tête, puisse reprendre ma tête. Je n’ai pas de volonté propre. Juste une sensation d’affaissement cotonneux partant de la base du crâne jusqu’à la base de la poitrine. Du coussin au drap.
A ce stade de la nuit, je fais encore une “tournée”. Je vérifie que les portes soient fermées, que les volets soient fermés et que les robinets soient bien fermés. Je mange encore un fruit avant de me brosser les dents, me passe un coup de gants de toilette et bois de l’eau. Je laisse une veilleuse dans la cuisine au cas où pendant la nuit quelqu’un y va pour qu’il puisse y voir. Je vais dans la chambre qu’on ferme à clef. Je me leverais cette nuit comme toutes les nuits pour aller aux toilettes quelques fois, puis je retournerais boire à la cuisine. La maison est calme. C’est fini pour aujourd’hui, le reste on verra demain.
A ce stade de la nuit, je sais que je ne m’endormirai qu’en fin de matinée. Et si je me lèvais maintenant? Il est assez tôt pour que la question se pose. L’aube perce et je pourrais me lever, remplir un thermos de café, prendre un livre de poésie ou deux, mes crayons, mon carnet et faire la dizaine de kilomètres qui me sépare du fleuve. Les souvenirs des fois passées, du calme ressenti, de la plénitude de vivre, des minutes de dessins de tel ou tel paysage, de l’observation des modifications de mon attention produite par la caffeine, la concentration accrue sur un objet, le va-et-vient entre la lecture de fragments et la contemplation : tout cela me revient. Ai-je besoin de me lever puisque je peux le revivre ici en souvenir? Cette question sans réponse posée par les premières lueurs du matin passant ma fenêtre ouverte. Étape identifiable de mes nuits entre l’appel de l’intérieur et l’extérieur, le souvenir ou l’action renouvelée, l’épargne ou la dépense, deux formes de générativité ou deux formes de réceptivité.
A ce stade de la nuit, la conduite m’apporte le repos et la paix. La musique jazz, baroque ou expérimentale d’une radio publique. L’air frais passant par la fenêtre. L’arrêt imposé par les quelques feux rouges. Les affects de tel ou tel évènement de la soirée remontent et disparaissent lentement ma mémoire. La solitude des vingt-cinq kilomètres de route sombre. La diffusion lumineuse des phares sur la route et ses bandes blanches, sur les branches des arbres, sur les forêts traversées, sur les panneaux réfléchissant au loin, parfois un cerf, parfois un hérisson. Joie pleine que je peine à vouloir à partager.
À ce stade de la nuit, les derniers clients sont rentrés dans l’hôtel. Ils sont restaurées et me salue en passant devant le comptoir de la réception. Je suis habillé comme un réceptionniste d’un hôtel d’entrée de gamme. Pas de veste de costard. Un pull sombre suffit. Mes chaussures noires. Baskets ou de ville, du moment qu’elles soient discrètes font l’affaire. Un chino. La circulation est calme sur la route. Les clients seront rares désormais puisqu’il ne reste plus d’arrivée. Cela veut dire que tout les clients ont les clés de leurs chambres et sont autonomes. Une dizaine de client entreront tout au plus et ils n’auront pas de demande particulière. Je suis assis derrière le comptoir de la réception et je lis de la philosophie ou de la sociologie… Je fais attention à mes lectures. La direction a des prétentions intellectuelles et a déjà tenté des manoeuvres de connivences ou de séductions en faisant briller à la lumière des spots un livre de Nietzsche. « Lui, c’est le meilleur! » me dit avec enthousiasme le petit homme à lunettes à monture très colorées manage l’endroit. Il reviendra me tenir des propos paranoïdes similaire à la theorie du Grand Remplacement chère à Renaud Camus. Mon flegmatisme l’irrita et il m’indiqua qu’il savait de quoi il parlait puisqu’il était diplômé en géographie et que je faisais mieux de prendre la chose au sérieux. Mais à ce moment précis, je ne prends rien au sérieux que le nombre d’arrivée qui reste et ma bonne présentation aux clients. Entre temps, une douceur propre à faire partie d’une organisation qui roule. Un fonctionnement harmonieux qu’à cette heure-ci de la nuit le manager ne peut déranger. Sans heurs, sans projet, sans objectif, la nuit nous reprend. Ce silence derrière les lumières. Ce silence derrière les fenêtres. Ce silence au-dessus de moi. Doucement, une centaine de clients dorment pendant que je veille.
Je me réveille et regarde l’heure. À ce stade de la nuit, seuls les jeunes gens sortant de boites de nuit et cherchant un lieu où coucher ensemble viendront. Autrement, tout est calme. Je sors fumer une cigarette et je pense aux autres réceptionnistes de nuit que j’ai connu. Ceux qui étaient anti-sociaux, ceux qui étaient exclus pour des raisons raciales, de genre ou de type, ceux qui étaient rejetés dans la nuit pour les besoins de l’organisation. Pour moi et ces inconnus, une intimité émerge pour avoir traversé les affres de la nuit, la peur du vide et du destin, le sentiment de l’absurbe puis la joie des aurores. La nuit se lève et l’esprit se met à penser à la journée à venir avec délice. Activité artisitique, associative ou sportive, travaux manuels, rencontres familiales ou amicales, achats, ventes, déplacements ; bref c’est le retour à la possibilité d’échanges signifiants qu’annonce l’aube. Le livreur de journaux passe sur son petit scooter déposer les journaux. Premier contact avec un inconnu familier depuis une dizaine d’heure. La journée serait toujours moins ambitieuse que celles des cadres et professionnel.le.s. Nos journées doivent être arrachés à la fatigue. Cette caution de sommeil que l’on doit à la journée à venir. Il lui faudra payer son dû après celà nous pourrons saisir la journée.
VERSO
J’avais vu qu’il y avait un film de P…. C….. et j’y étais allé. C’était une avant-première. Il était présent. Après la projection, il a répondu à quelques questions. Une personne délirante riait à tue-tête pour la moindre remarque. Elle s’était infiltrée dans le cinéma vers la fin de la séance sans que personne ne la voit. Elle portait une robe de chambre, attirait l’attention puis s’en excusait d’un geste de la main qui voulait dire : “Ne faites pas attention à moi.” L’atmosphère de la projection en fût modifié pour moi. C’était un film assez fou maintenant que j’y pensais. Le décalage entre ce qui était défendu et ce qui était actuellement envisageable… Tout cela au nom de l’importance du souvenir, ou de l’histoire réelle m’avait laissé interdit. Le propos était déprimant. La cause des justes avaient été écrasée, salie et effaçée. Les personnages les plus marquants du film avaient été symptomatiques autant qu’héroïques. L’appel de l’utopie avait permis de nombreux actes courageux et sacrificiels. Ensuite les individus s’étaient empêtrés dans des choix de principes qui excluaient leur liberté en leur promettant une forme de sanctification en échange. Le développement de la pensée… Le cycle d’idéation, d’expérimentation et d’évaluation se faisait désormais engagé dans des collectifs, rendant difficile toute remise en question radicale, individuelle, subjective. Je pensais à d’autres choses… D’autres moments de la carrière du réalisateur où son insolence m’avait fait rire, plus jeune en tout cas. Des rires comme ceux que j’entendais ce soir dans la salle bondée du cinéma de R…. Hilare. Au bord du ressentiment. J’en avais un peu honte. Aujourd’hui j’étais en deçà ou au dessus de cela. Juste pas avec. Sans plus d’espoir, de colère qu’à l’entrée du cinéma mais plus au fait des différentes formes de folie, celle à l’écran, celle dans la salle, celle de l’utopisme des spectateurs les plus respectueux du réalisateur, celle du réalisateur, la mienne… Reste l’amitié visible à l’écran et le respect profond que je ressentais pour les hommages. Je sortais léger, presque heureux d’être désaffecté de la sorte. Mais trop au fait de mon propre vide intérieur. Vers le grand parking sombre à l’arrière du cinéma, longeant le mur, passant devant les murs récemment graffités, des fresques de “street art” ; je les regarde avec un détachement amusé, à la recherche d’une expérience esthétique quelconque. Ce n’était pas ça non plus, mais c’est vivable. Ce vide, je le remplissais d’images et d’ambiguïtés, de sentiments ténébreux et incertains, d’idées inavouables pendant ces séances mais ultimement j’étais sans objet ou prétention.