
…de nos cerveaux rongés monte l’hymne à la joie
Bernard Lavilliers – 1975
Recto
Debout devant le bac de l’évier à laver des légumes
A regarder couler le filet d’eau fraîche
A se dire qu’ici et maintenant il y a des légumes et de l’eau
Le fait est qu’il y a encore de l’eau
Fraîche et potable
Le fait qu’il faut beaucoup d’eau pour laver les légumes
Et que l’eau ici et là commence à manquer
Le fait que les centrales nucléaires ont besoin de beaucoup d’eau pour se refroidir
Le fait que l’eau de refroidissement se réchauffe
Le fait que ce circuit de refroidissement rejette de l’eau chaude dans les cours d’eau aux bords desquels on a construit ces centrales
Le fait que jamais on n’a pensé quand on les a construites ces centrales qu’un jour le climat se réchaufferait
Le fait est que ceux qui ont décidé leur construction avaient oublié de penser
De penser plus loin que le bout de leur calculette
Le fait que l’eau réchauffée par la centrale nucléaire tue à petit bouillon plantes algues poissons et coquillages
Le fait que dans les cervelles de techniciens éblouies de leurs propres certitudes dans le progrès jamais n’est venue la pensée que le monde pourrait un jour changer
Le fait que les rivières peuvent s’assécher demain
Ce fait jamais pensé par ceux qui veulent construire de nouvelles centrales
Le fait que le monde change
Le fait que ce monde est fini et qu’il n’y a pas de planète B
Le fait que la guerre menace des centrales nucléaires
Le fait qu’on a construit des centrales partout en Europe sans jamais penser qu’il pourrait un jour de nouveau y avoir la guerre
Le fait que la guerre peut revenir sous la forme de celles du début du XXe siècle demain peut-être
Mais ce n’est pas un fait juste une hypothèse
Ce qui est un fait c’est
Le fait que les centrales peuvent être inondées
Par des tsunamis mais aussi par des tempêtes conjuguées à des grandes marées
Le fait que jamais on n’a envisagé cette hypothèse
Le fait qu’on se refuse à penser cette éventualité
Le fait qu’on nous a vendu l’électricité en toute sécurité qu’ils disaient
Le fait qu’ils le disent toujours
Le fait que jamais toute la production électrique de nos centrales nucléaires ne pourra alimenter un parc automobile de voitures électriques aussi nombreuses que les voitures à essence
Le fait qu’on fait comme s’il n’y avait aucun problème
Le fait que nous choisissons tous l’aveuglement tellement plus confortable
Le fait que l’Espagne a été plongée dans le noir plus d’électricité plus de lumière plus de réseaux plus de téléphone plus de télé plus radio plus d’ascenseurs plus de machines
Le fait est qu’on s’empresse de ne pas y penser
D’ignorer les avertissements
Le fait que l’eau pure n’existe plus
Le fait que les cours d’eau sont contaminés par les microplastiques
les PFAS
la dioxine
des tas de saletés invisibles
Le fait que là-bas à un bout de notre monde l’eau est contaminée par le vibrion du choléra morbus
Et que les enfants contaminés par le VB se déshydratent perdent leur eau l’eau de leur corps et meurent
Le fait que de plus en plus de personnes n’ont plus accès à l’eau
Le fait que sans eau potable les épidémies se répandront sans obstacle
Le fait que les guerres de l’eau ont commencé
Et c’est un fait ce n’est plus de la science-fiction
Le fait est que tout ceci n’est vraiment pas drôle et trop long et gavant
Le fait est qu’il vaudrait quand même mieux être optimiste
Allons allons ne soyons pas catastrophistes
Tout ça va s’arranger
(Le fait est que probablement non.)
Verso
Le fait est que je me sens d’humeur aventureuse
Prêt à parcourir le monde de nouveau
Le fait est que je n’ai guère bougé depuis un siècle
Que je suis resté dans ma zone de confort
Là-bas dans des Montagnes d’un bout du monde
Mais le fait est que je peux repartir en conquête
Je suis singulier et multiple microscopique et immense
Le fait est que je ne peux voyager seul
Le fait est qu’il me faut de la compagnie
Des supports
Le fait est que comme Gengis Khan et sa troupe avaient besoin de chevaux pour frapper comme l’éclair
Je dois chevaucher des compagnons
Et être accompagné de mes petites messagères
Celles que j’envoie autour de moi
Pour me permettre de coloniser
Le fait est que grâce à elles mes petites
Le fait est que je les ai modifiées que j’ai modifié leur organisme
Afin qu’elles aient toujours faim faim de sang si faim qu’elles ne peuvent rien faire d’autre que percer les peaux animales encore et encore pour sucer le sang
Le sang qu’elles ne peuvent digérer
Le fait est que j’ai tapissé leur minuscule estomac afin qu’elles ne puissent digérer le sang dont elles se gavent
Le fait est qu’elles ne peuvent que piquer encore et encore
Les fait est qu’elles meurent de faim
Qu’elles se multiplient pourtant
Et vous envahissent
Et vous piquent
Et moi grâce à elles mes petites messagères
Moi je me répands et je me multiplie et je voyage
De corps en corps
Le fait est que je suis un cavalier
Le fait est que je peux chevaucher des hordes de rongeurs
Le fait est que vous avez appris à vous méfier des rats à les prendre en horreur
Mais j’ai trouvé beaucoup mieux
Le fait est qu’il y a des rongeurs que vous trouvez très mignons
Le fait est que vous les tolérez dans vos jardins dans vos parcs près de vos écoles
Le fait est que vous les nourrissez les caressez
Ces mignons tamias ces gentils écureuils des Rocheuses et du Canada qui m’hébergent depuis un siècle
Le fait est que personne ne se méfie d’eux
Le fait est qu’ils s’enhardissent
Qu’ils sont déjà tout près de vous
Le fait est que grâce à l’Agent Orange et son Bouffon plus personne ne contrôle leur multiplication
Le fait est que ces imbéciles ont licencié les gardes des parcs nationaux les fonctionnaires des agences de santé
Le fait est que nous avons table mise
Le fait est que je vais bientôt enfourcher mes montures
Le fait est que je serai bientôt parmi vous
De retour
Did you miss me
Moi Yercinia Pestis
Le fait est que je suis un Cavalier
L’un des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse
Absolument réussi ! Cette réflexion à partir d’un moment quotidien, celui de laver des légumes, m’a passionnée. Une réponse pertinente à la proposition, faire vivre un moment présent. J’ai bien aimé aussi l’alternance entre les « le fait que » et les « le fait est que ». Ils permettent de reprendre son souffle. Il faut dire que je viens de passer trois jours à lire des « le fait que », ça lasse. Votre verso est aussi parfaitement réussi. Yersinia pestis ! Il me revient Camus, Deville, Vargas… La peste, une calamité dans le temps et dans l’espace qui ne dit son nom qu’à la fin du texte. Pas vraiment optimiste votre verso, mais tellement réaliste ! Bravo l’artiste !
Beaucoup aimé cette eau qui se décline et ce cavalier qui dévale. Ça dépote. Merci
Merci Émilie et Louise! Vos commentaires me rassérènent; j’étais à deux doigts de jeter l’éponge, car j’ai cru ne jamais pouvoir répondre à cette proposition de FB. Le fait est que mes litanies de l’effondrement ne sont pas très optimistes, mais comme l’a dit Billy Wilder, « les optimistes ont fini à Auschwitz, les pessimistes à Hollywood »…
(réponse tardive, car deux journées en « off », ou presque, et j’ai beaucoup de difficultés à commenter depuis mon smartphone, qui est une vieille bête rétive… impression de chevaucher un mustang et d’être jeté à terre avant d’avoir parcouru quelques mètres.)