#voyages | La conversation de mes jours




10 | Sous Francilienne

N1104
Compans, Île-de-France
Nov 22

À la renverse. Les panneaux sur le fond de ciel. Le portique les supportant dédoublé, les panneaux coupés — des samples de panneaux (E/SE/SE). Le ciel : nébuleux. Pâle. Le ciel (bleuté là) faisant comme une fumée en haut du pied droit (cheminée ? estompe) du portique (le gauche est hors cadre). Ça dit sortie 102. Ça dit : 240 m. CTRE COMMERCIAL RAL. Le côté (vu de dessous) peinture du panneau (gondolé) comme un couperet (flèche vers le bas) de guillotine. Suspendu. Le portique les réhaussant (accent aigu : pas « ajoutant de l’éclat ») au-dessus du trafic traverse en diagonale, de la gauche en haut en bas à droite, l’image.

Mitry-Mory, Île-de-France
Mar 10

Sous le tablier d’un pont le régulier virage à gauche d’une route que tronque la culée à 45° du pont à moins de s’engager (des yeux) dans une courbe à droite alors changer de direction (d’idée ? le panneau illisible car surexposé) et d’axe de circulation par voie de conséquence allant se perdre dans le terrain plat d’environs indéterminés et d’abords en friche (fin de chantier ?) que la perspective raccourcit et tasse sous le grisé d’horizon (la frange brumeuse d’une haie nue) et un bandeau ou banc de ciel très pâle presque blanc comprimé sous la masse tranchante du tablier.

Cela n’étant rien au regard de l’ombre du pont coupant nettement, transversalement, également la chaussée et recelant sous elle un appareil de volées d’escaliers à rampes unilatérales et de coursives à garde-corps assimilant l’ensemble à un théâtre lointainement antique dont la chaussée ferait office d’orchestre et le public (ici personne, pas même un véhicule) pourrait du doigt toucher le tablier de béton qu’on dirait poli en sorte, par un miroitement crépusculaire, de minéraliser, « sanctuariser » à sa surface ou en son sein la lumière du jour.

Mitry-Mory, Île-de-France
Nov 22

Le goudron fond. Une flaque (une mare) d’antimatière surprise sur la chaussée juste là, dessous. La lave, froide, bouillonne encore et c’est du bruit. (Ou compote de glace.) Le bruit de/à l’image : le fort bruit de fond numérique, de chrominance, du passage (en train de figer) sous tunnel (trou dans la route) — si court, trempé de part et d’autre de jour — et perte de luminosité soudaine. Par-dessus tombe (précipite) et comme s’évapore juste avant de toucher le sol une ondée sombre, concentrée, orageuse, fruits rouges ou lie-de-vin à travers laquelle la bordure d’un trottoir de terre brouillonne sa courbure (voussure) pour arc-en-ciel.

Mitry-Mory, Île-de-France
Sep 20

L’image creuse-t-elle en elle-même ? Fore-t-elle ? L’image fouille-t-elle sous elle-même ? Glisse-t-elle ? Passe-t-elle ? Le soleil joue avec la chaussée, à la satiner, et la bande de roulement se fait laisse de lumière, d’une bretelle d’accès, ligne de rive continue sur le flanc gauche, de l’autre côté zébras. À gauche aussi la GBA déjà moussue, le béton incrusté ou sali. Le jour allonge au moindre gravillon roulé entre bande blanche et glissière sa queue d’ombre. L’image suit sa voie : avance en elle-même soulevant sa propre surface — en fait : le gommage du véhicule faiseur d’image, que son ombre à gauche seule signale. Ce qu’il y a c’est aussi tout le long de la voie une traînée large blanche un peu grisement — peinture ou lait de ciment ou quoi ?

N1104
Mitry-Mory, Île-de-France
Nov 20

La circulation du petit jour dense, les véhicules individuels les feux stop (et les phares) allumés. Peu de distances de sécurité respectées sinon au premier plan (séparateur central et double-voie de circulation) : l’écart entre l’auto de devant (tronquée par le bord gauche) et celle de derrière (idem à droite) occupe la quasi intégralité de la largeur de l’image. Derrière des garde-corps s’égrène dans un rond-point au second plan un bouchon longeant un chantier, merlon de terre que surmonte une pelleteuse en activité (projecteurs), ce second flux de circulation se dirigeant sous le premier (pont ?). Le bruit numérique baignant l’ensemble — et la profondeur de terres agricoles, barre de collines à l’horizon, dont une portion plus nette est ponctuée de trois autres projecteurs : comme des phares — s’étage en un nuancier chiné qui balaie sans ordre le spectre et concourt par ses mouchetures aux effets d’aube (vu la boussole) et de lointain.

Sous Francilienne

… Se pouvait-il que des Yeux du ciel, cette colline artificielle constituée des millions de tonnes des terres des déblais déplacées des chantiers des tunnels et autres tranchées du Grand Paris Express que sans fin des camions bennes (et le fait est que nombre d’entre eux empruntent précisément cette voie) vont grossir, chantier au choix “pharaonique” ou monstrueux qu’à l’horizon peu à peu comblé sillonnent les projecteurs d’engins de terrassement les plus invraisemblables et qui se trouve à vol d’oiseau (vol d’oiseau ?!) à moins de trois kilomètres, se pouvait-il donc que des terres disparates de cette colline dont les “yeux” de 400 m de long ouvriront d’incrédulité, d’enchantement, que sais-je, d’épouvante ceux des millions de visiteurs attendus aux JO 2024 lors de leur atterrissages et décollages de Roissy-Charles-de-Gaulle, que de ces terres aux nuances qui ne sont pas censées voir le jour ait émané, non, se soit échappé (et, c’est maintenant des plus probables, offusqué ?) quelque chose, qu’industrie et œuvre humaines auraient dû se garder d’extraire des profondeurs et qui passée dans l’air alors, perdue, serait venue, comment dire, se cacher, terrer, déposer (mais pourquoi ?) là, dans ce giratoire dénivelé de la Francilienne où, cela se pourrait-il, elle ne se montre qu’à l’usager de la route qu’une raison fatalement mauvaise a amené à regarder ses pieds ?

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08 | Carrefour sa mort

un feuilleton

1/.. départs

  • (et puis) j’ai disparu
  • cette conne de vie
  • je leur ferai traverser le département, à elle et à l’autre, la vivante et la morte. Pas décidé si ce sera vers l’ouest ou le nord. Elles se rejoindront
  • on se serait approché d’elle. C’est une femme d’un certain âge
  • ça me ferait quoi que tu sois morte ? Je te conduirais
  • je te porterais
  • phallophorie. Le sexe de l’homme est une très vieille femme
  • le poids mort de peurs
  • … voyage que nous ne ferons jamais ensemble est le … (que nous ne faisons)
  • entre nos trois départements de résidence s’en trouvent 1. deux, 2. trois autres. Un (tout petit) peu un pays donc. Trajet le plus court ou le plus rapide n’y fait pas de différence
  • les déplacer
  • Carrefour de sa mort
  • qu’une dépression (océanique) traverse le département, nous irons à sa rencontre, nous la traverserons, pourquoi pas nous la quitterons (comme on quitte la ville). Non nous ne passerons pas dessous : nous ne tombons pas moins du ciel qu’elle
  • nous sommes du même ciel (remplace pays plus haut)
  • Mes déplacés
  • nous n’aurons que des points de départ. Points de départ pour points communs
  • mais tous deux sont face à la route.
  • le corps de la dépression est tourbillonnaire. Elle est un déplacement d’air. Je veux dire tu. Tu ne me parles à l’oreille que lorsque j’ai la vitre baissée (la gauche, et juste assez pour qu’elle passe)
  • Qu’est-ce qui à 4h ………………………………, à 8h ……………………, à 13h ………… ?
  • le cerfeuil des bois ? La confusion est possible. La cirse des champs ? Chardon. Le laiteron rude. Oui. Un papier de bonbon et même, un emballage de barre chocolatée, comme frais tombé, elle (je) lit la marque, frissonne…
  • Ton nom comme s’il était écrit à la surface de la lune
  • … les fantômes des formes. Les aplatissements au sol. Ce qui pousse, au contraire, ce qui monte en l’air, elle a tout devant elle, tout le peu qu’il y a, à voir, elle a le tout, épanouissements. Évanouissements
  • ce qui monte en graines, le fenouil. Casquette, une botte, couchée, saules
  • espèce d’oseille. Espèce d’aster. Espèce d’aile
  • Peluche, pelure, pull, balise.
  • Parpaing, bouteille, mcdo, ballon.
  • Chaise, sac, pierre, masque.
  • la saison ?
  • en ouvrant le Wiktionnaire elle tombe sur l’expression tenir à un fil et la photo d’illustration est tellement elle
  • c’est trop moi
  • ils n’auraient pu exister qu’en raison l’un de l’autre
  • je vous abandonne la place du conducteur. Elle est à la place du mort
  • Épisode 1/4  Être ou ne pas être, qu’est-ce qu’un déchet ? Écouter 58mn Contacter l’émission
  • oublier de conjuguer. Tout ce qu’il reste à ne pas faire
  • la vie de conne
  • et je veux bien te croire. Je te crois de plus en plus, à mesure que je me vois : devenir toi
  • Et puis elle recommence à chanter

2/.. en stationnement

  • pour corps une perturbation. Pour cœur un rond-point
  • je vais te conduire à la mort. De l’autre. Je t’enterrerai dans un rond-point. Vivante
  • le supplément Made in Eric d’information Pelouse au repos est fixé (panonceau, cartel) sur la plante des deux pieds (nus) joints
  • Prière de ne pas marcher sur les pelouses
  • orteils pointés vers le sol
  • Pelouse interdite
  • le reste du corps jusqu’à la cheville planté obliquement (45°) en terre
  • cherche accompagnateurice. Compagnon.ne de voyage. Compagnie de voyage
  • le voyage de la nuit dans le jour. Le voyage d’une nuit dans les jours suivants. Le fil de la nuit aiguisé contre les jours
  • la nuit suspendue dans le jour comme serait le négatif d’un lustre (l’intérieur noir de l’auto)
  • un corps de nuit dans la maison rencontré dans l’escalier (en descendant) — ça me revient
  • tu es faite de toutes les peurs. Tu es un composé (un assemblage) de toutes les peurs. Je t’appelle Mille-Peurs (pas Toutes-Fourrures)
  • quelle est cette espèce d’homme-terrier ? Une variante orthographique pour télétubbies ? Occupe les ronds-points — qu’il mine
  • excave
  • fouit — OÙ des galeries d’un giratoire à l’autre ?
  • Did you know that there’s a tunnel under Ocean Blvd ?
  • pour une cryptophorie (?)
  • la pluie et la nuit ensemble (l’une venant dans l’autre) font un corps (de la perturbation venue dans la nuit comme annoncé ou prévu)
  • la question d’un corps de nuit se pose. Mais comme il y a un corps d’été : dehors (la question sortie de son lit)
  • Qu’est-ce qu’un corps d’été ? Écouter 58 min Sans oser le demander
  • comment te rejoindre autrement ou mieux que par les mots ?
  • dans le même temps que par les mots je ne sais comment la rejoindre, dans mes gestes je la rejoins. Cela se passe comme indépendamment de moi — en dessous de moi
  • mes mains, jambes, mes évolutions, allées, venues, mes affairements ou occupations ont des chemins de moi, sinon inconnus, du moins non formulés. Je ne me formule pas ces voies — elles ne sont cependant pas impénétrables
  • autres voies ; itinéraires bis ou de délestage ; contournements
  • les gestes ; les circonstances ; les nécessités — le quotidien — les jours sont des (accès ou) voies. La prose est une voie
  • les mots qui me viennent. Les mots qu’il me faut aller chercher
  • ce que la cave mange, absorbe, digère, ses bouches d’aération, les souvenirs (et remontées, effluves) de la cave sous la maison aboutissant au thé dans ma bouche le 210410 à 4h et quelques
  • Qu’en ai-je pu faire 
  • caisse à outils tout remués 
  • dans l’odeur de cave (tercet extrait de son kazen
  • et son commentaire) le paysagiste-élagueur du dimanche s’est trouvé une nouvelle tâche au jardin. Mais l’outil qui va bien ? L’atelier et le débarras occupent le même espace, peu ventilé : il y a là tout un temps de laisser-aller à rattraper, et des sentiments mélangés qui remontent à la surface
  • sans perdre de vue (intermittente : entre les lignes) OÙ cela se pense, s’écrit, se liste (l’intérieur de la Clio, place du mort, siège reculé dossier incliné) et le champ de vision (poste d’observation) qui (pare-brise poussiéreux, soleil de face, pare-soleil) dans sa quasi immobilité, tout absence d’événement se présente sous l’aspect d’une avenue désertée (des lycées), laissée toute entière (dans sa grande largeur, sur toute sa longueur) au soleil (rayonnement et revêtement ne faisant quasi qu’un élément), au bord de laquelle (lisière forestière également) mon véhicule léger est stationné devant les abribus (parallèlement aux) au carrefour surélevé à fonction de traversée piétonne (sorties des établissements) et ralentisseur, la Clio se reflétant tronquée (coffre en moins) dans les parois transparentes en verre qui constituent le (la paroi du) fond, à la fois dossier et paravent, des dits abribus, par le milieu d’une après midi de dimanche (et un peu comme si j’étais en planque, ou repérage)
  • depuis un STATIONNEMENT (station ; aérostation ; stase ; extase) donc
  • et (2 heures + tard et 4 pages de notes + loin) les ombres des arbres s’étendant en travers de l’avenue

3/.. pour un goût crypte

  • Et puis elle recommence à chanter
  • Elle aurait parlé de beaucoup de choses
  • cruisin’ & croonin’
  • ou le désir de rien de spécial
  • Bruce Bégout (Théorie du cruising dans L’éblouissement des bords de route) :
  • « Le cruising ne s’envisage alors qu’à la faveur d’un excès de désir qui outrepasse sa fonction. Mais ce désir lui-même ne cherche aucun bien en particulier, il n’est que l’expression d’une force désirante sans objet, d’une poussée affective sans destination particulière. C’est pourquoi il n’est même plus désir, mais simple action, mouvement, déplacement. »
  • ou nocturnes corporels
  • le noir est le sang de la nuit. Le sang noir de la nuit. Je n’ai jamais vu mes yeux dans le noir. Je ne connais pas mes yeux dans le noir, ce n’est pas moi dans le noir. La maison, le volume s’en remodèle dans le noir ou avec, s’en pétrit. Je suis toile d’une araignée captant une vibration dans le noir. La nuit noire de sang. La pulsation de sang
  • un homme sort de son lit, c’est sa voix qui le dit, un homme dans le noir. On n’entend que sa voix. Elle ne résonne pas dans la maison comme lui  fait craquer l’escalier, en descendant, elle ne fait pas résonner le séjour. On l’entend là, dans l’oreille. La voix est à l’oreille ou quelque part dans le corps
  • La parole avance dans le noir
  • les gestes ; les circonstances ; les (nécessités des) des jours sont des voies. Par exemple : je te rejoins par le thé dans (le nez et) la bouche (= goût) le matin du 10 avril 2021, il n’est guère plus de 4h
  • ce thé (mélange) que je me suis concocté et dont je me dis qu’il est (mais c’est aussi parce qu’assis sur le bord de la fenêtre j’en sens monter les effluves) goût cave
  • et ce n’est pas qu’il en ait le goût — et quel goût ce serait ?
  • mais simplement, juste, justement que je me le sois dit
  • que ces deux mots associés à thé, goût cave (cet assemblage), m’aient frappé, montré la voie, ouvert l’accès, moyens de te rejoindre (sans fin(s))
  • les moyens de te rejoindre sont sans fins : ils n’ont pas vocation ou pour fonction première de te rejoindre, ne sont pas faits pour ça, ils n’ont pas été conçus en vue de t’atteindre (car autant le dire : tu es une chimère, tu es toi-même un assemblage, de la fuite et de la contradiction — pour ne dire que cela) — ils le sont seulement par accident, par voie d’incidence (effet secondaire) ou de détournement
  • Elle aurait fait des erreurs
  • les moyens dont je dispose sont détournés
  • le thé parfum fièvre ou lèpre des murs, salpêtre, la langue en feu de lécher les murs, râpée contre les murs (et aussi) les jambières pleines du parfum de la terre (d’avoir ratissé — retourné — la cave : cette moitié de la cave en terre battue)
  • ma cave (la cave sous la maison et contre toute attente, en dépit du bon sens) conduit à toi (qui n’y a jamais mis les pieds)
  • et cela passe par ma bouche
  • et donc/alors :
  • Elle aurait été d’un certain décousu dans ses propos
  • ne mettre le pied nulle part, ne jamais poser le pied — ni entrer en contact avec aucun sol que ce soit — pouvant être un atout pour ce voyage que j’entreprends, te dirait-il de m’y accompagner ?
  • périnée écrit Quignard
  • est le lieu qui ne touche pas terre et ne voit jamais le soleil. Dans le corps c’est l’île
  • et qui se hume (et me passant dans les narines me touche au plus profond)
  • comme si le thé était un (en) chemin vers (accès à) la voix
  • comme si le thé chaud ou brûlant dans ma bouche éclaircissait ta voix
  • :
  • je n’ai pas de visage. Je suis sans âge. Sans organe pour t’entendre. Ce que tu entends est sans visage. Tu m’entends là. Ce que tu entends est ce qui t’arrive. Je viens sans visage. Ne suis qu’une bouche si tu veux. Sans âge. Je suis sans dent. Je suis la petite vieille
  • Je veux que vous me considériez comme de l’air
  • … dans ce giratoire dénivelé de la Francilienne où, cela se pourrait-il, elle ne se montre qu’à l’usager de la route qu’une raison fatalement mauvaise a amené à regarder ses pieds ? 
  • (ses pieds ?)
  • Il dit : vous parlez de quoi à la fin ?

à suivre

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07 | Des bouts du monde

J’exagère. Il en va tout autrement. Il en va toujours tout autrement.
T. Bernhard

car « cela » semble s’avancer lentement
C. Simon

Je n’appelle voyage, cela, rétrospectivement, que parce que c’est long, ou plus long que tous les jours, et pas tellement long que fastidieux, qu’embêtant, cahoteux le plus souvent ou dans la majeure partie du trajet. Et pas tellement long dans la durée que dans l’espace qui ne me dit rien et qui n’en finit pas, dans ses aspects, d’être le même. Muet. Mais aussi, voyage, parce que cela ne revient, rarement plus, qu’une fois l’an. Une fois par destination s’entend — par foyer. On l’appellerait pèlerinage — on n’en a pas la notion. Long et pour faire quoi ? — Rebutant. Ennuyeux. Insipide. Récurrent — dit le dictionnaire qui a tous les mots, à qui tous les mots viennent, des synonymes, le désordre des mots. Le grand désordre, grand emballement. On n’a pas les mots. Je n’ai pas les mots d’abord. C’est une vie sans mot, sans les mots pour la dire, la décrire ou chanter — qui lui chanteraient. Une, longue, vie passée à absorber, passée absorbé dedans, dans l’essuie-tout, vie d’essuie-tout, passée à essuyer, éponge, effacer, à absorber les chocs, à faire non seulement comme si de rien n’était, mais à ne pas se savoir le faire. Une vie passée, loin. Dans un autre département.

C’est dans une autre vie. C’est une vie pour la vivre, je veux dire : la subir. Appelons cela voyage.

Parce que cela peut conduire aux limites du département, soit exactement pas la porte à côté seulement je l’appelle, aujourd’hui — de loin —, voyage, on appelle cela trajet, on l’appelle : la route. À notre arrivée — descente de l’auto, sonnette, attente fébrile, au débouché comme d’une bouteille de mousseux de l’auto le lâcher, l’ultime, air du dehors, de pression, laissant tout de notre vie, de nos tensions de famille derrière, tout le dimanche matin alors que la porte, d’entrée, plante en pot et bolduc, s’ouvre déjà — qu’en semaine on ne prend pas, les habitants s’entend, entrée des invités, des étrangers —, dans le moment des retrouvailles et de la porte ouverte, son ouverture durant, l’échange des bises (quatre), exclamations, piétinements dans l’entrée où tout le monde gêne, elle va sans dire déjà. La route. La question n’est pas, ne s’est jamais posée de savoir si nous avons fait bonne route — nous ne sommes même pas sortis du département. La route n’existe pas, plus de route entre nous, nous n’étions pas partis que nous nous voyions déjà arrivés, nous nous projetions. Nous nous sommes projetés (nos conditions de vie sont automobiles). La route ? Nous ne l’avons pas vue. Nous ne l’avons pas vue passer, l’avons avalée d’un trait. Direct, digérée — elle nous laisse sur notre faim. Nous croyons… Quelle route ? Elle n’est pas passée par nous. — Là, je parle pour les adultes — je parle l’adulte que je suis — en outre, et même si, je dis ce qui ne l’est pas. Qu’elle n’est plus une préoccupation. Qu’une détente est survenue. Un afflux. Cela comble. Parce qu’on est, nous sommes en famille — en famille élargie et le cœur dilaté dans ses mêmes proportions. L’instant est sans mélange — que j’envisage et de loin à hauteur d’adulte. J’oublie, je dois faire un effort d’imagination (laisser les mots faire) : descendre (juste) un niveau en dessous (sous les mots dits) pour arriver à cela : qu’on évolue à l’ombre de tout cela, et peut-être à l’envers, et si cela se trouve, s’il en est une, dans la doublure. On est un enfant. Je crois, moi, que la route, on la sent passer.


C’est à travers le département que nous rattrapons notre retard. Cela tourne autour de midi, nous, n’y allons pas par quatre chemins. Le trajet le plus court est privilégié, la famille peut pour cela faire confiance à son pilote de père qui les a sillonnées toutes, ces routes qui vont d’une vie, d’un destin à l’autre — la famille, le couple dont on est l’excroissance, n’existeraient simplement pas sans elles. Marraines. Le relief à tout le moins vallonné de ce quart nord et sommet du département n’empêche pas ses routes d’être dans l’ensemble droites — ni leur relative rectitude les cahots, les ressauts, leur étroitesse, bombement, des affaissements (accotements non stabilisés), flaques — ni la terre des champs d’ici et là les crotter. D’où un trémulement certain, dont le patchwork des colmatages, rebouchages, rapiècements, redoublant les inégalités de revêtement en d’infimes, infinies variations vibratoires, n’est pas la moindre des causes. Qu’on appelle ça voyage… ou du moins chevauchée tant il est vrai que, s’il arrive que la voie comporte une ligne médiane ou de dissuasion, sans vergogne notre véhicule léger quoique lesté y mordra, s’y calera et caracolera. 

À l’avant cela souffle côté conducteur, bougonne et puis non, cela ne dit rien, ce qui ne fait dans l’habitacle, ce salon où personne ne se fait face, qu’augmenter la tension, un orage sec par effet de cumul se concentrant sous le toit de l’auto, qui indirectement gronde, c’est le moteur qui le dit dans un duo modulé avec la route trépidante, virante, dévorée, volante par instants — oui, il nous arrive que le contact avec la route se perde ou en donne l’air. Nous bondissons. Nous rebondissons. Ainsi nous surfons en plein dans les terres.

La berline familiale fait défiler le couloir des haies, haies vives, haies nues, dans leur grisaille d’hiver et de vitesse des entrées de champs, flashes, les hachant, nous laissant deviner une éminence de terre nue, un horizon d’autres haies, les mêmes : elles s’espacent, l’openfield gagnant, les surfaces de cultures augmentant, et ne se maintiennent plus que sur le bord des routes où, au mieux, elles font tunnel. Coulisse. Spectres. Les villages, on n’a pas le temps de les voir, ils passent trop près. Le paysage ? Rien n’est moins sûr, plus turbulent. Le corridor de vitesse le plaque contre les visages, les vitres, qu’il traverse également. On ne pense pas à regarder plus loin.

Côté passager — soit qu’on n’a pas jusque là eu le temps de le faire, soit qu’on passe ainsi ses nerfs, soit qu’on déploie cette activité comme un paratonnerre, qu’on y trouve un réconfort, un recentrage en terrain sûr — on se lime les ongles. 


Il est midi ou va l’être. On est à la grille. Si l’on en est là, c’est qu’on est habillé, et sorti. On se tient à la grille ouverte. À la grille, cela veut dire : plus qu’à : se laisser conduire, faire, porter. Plus question des devoirs. Des leçons. Plus d’efforts. C’est qu’on aura passé la matinée, dans une agitation assez grande, une activité, une électrisation montante, à le grimper, le col de midi. Midi est un pic, une crête. La ligne de partage des heures. Midi — le midi de dimanche excellemment — aimante et excite les heures qui le précèdent, mais dilapide, disperse celles qui viennent à sa suite et comme trop tard, les laissant se noyer dans l’océan du temps — du temps qui mon enfance durant ne fut qu’un étang. Midi est éminent, est imminent et on a fait, soi, tout ce qu’on pouvait et devait faire — traversé sans trop d’encombre ni fâcher personne l’épreuve obligée des préparatifs —, il n’y a plus que ça : je vais à la grille, lancé une fois chaussé à travers la maison sans attendre de réponse. C’est alors, le moment du départ, presque comme si on l’avait décrété. Initiative décisive à échelle — et portée —  d’enfant. Couronnement de la matinée — l’air du dehors en est l’auréole.  

Midi clôt, midi ouvre. On est midi. On se dit : plus qu’à. Plus qu’à, de tout le reste du jour, se laisser, donc, couler dans le temps. Mais on n’en est pas là. Le temps, on ne l’a plus. Qui dit départ, dit retard. D’où l’électrisation, ici de l’atmosphère intrafamiliale. Dehors, cela retombe. Monter à la grille, c’est se retrouver déchargé de toute autre affaire, tâche, disposition. S’extraire de l’orage. Tout ce qui plombe, en être dans l’instant soulagé. C’est se trouver libre comme l’air, par exemple de jouer avec une porte. Avec la porte des portes. S’en faire une mission. C’est en outre, passés sur son bord sec, gravillonneux, encroûté, quelque peu moussu, glauque, à l’extérieur de la bande double des roulements les quatre épicéas de la taille d’honorables sapins de Noël qui bordent l’allée de groue avec ses drôles d’algues (des crottes de nez) — avant qu’ils ne se rejoignent, ne laissant entre eux plus guère, définitivement, qu’un passage de tondeuse —, se tenir en cette extrémité de la propriété qui en est la clôture, qui en est l’accès, qui est au bord de la route, debout. Se poster à la grille — juste derrière —, s’y préposer, c’est non seulement se tenir prêt, mais c’est prendre les choses en main. Poignée puis montant. Je vais à la grille — veut dire qu’on s’en va l’ouvrir. Que soi, ça y est, on est parti. Signal. C’est la grille de départ. 

On n’est là que bonne volonté. On est la légèreté. On est pour un instant presque plus léger que l’air (cela retombe aussi). Ouvrir la grille, cela se déploie dans les derniers instants de l’attente du départ. (Étant donné sa largeur, couvrir le rayon de son ouverture nécessite cinq bonnes enjambées.) L’aller à la grille, le temps y est suspendu. D’un coup. (Car le jour y est pris par surprise, qui ne s’y attendait pas de la part d’un enfant. Attraper la poignée de la grille, c’est tenir le temps au col, et tourner.) C’est la marque du départ, et c’est un peu plus que cela : comme un bourgeonnement inopiné du temps, une bulle, un supplément de temps. C’est, au comble du retard — que l’allure subséquente, fébrile, trépidante du véhicule familial tentera de rattraper — prendre un soupçon d’avance. Cela est chaque fois un étonnement de se retrouver là, en cette marge. Sur ce bord. De ressentir ce gonflement, cette respiration. C’est comme qui dirait un bonheur que cette suspension. Bonheur de l’instant solitaire. Aérien, et même : aérostatique. On s’y tient en équilibre sur le fil de la journée : un fil exactement perpendiculaire à la représentation linéaire du temps, fil tendu au-dessus de son écoulement.

À la grille… C’est à partir de là certainement davantage que devant le miroir embué de la salle de bains (sous le bras levé maternel, entouré du fil du sèche-cheveux), à cet endroit précis qu’on est plus, y compris pour soi, qu’une image. Qu’on intériorise l’image : qu’on s’intériorise image (on s’y tient à son poste — on n’aura jamais cessé de se tenir à sa place — prêt à la réaction, paré à la fonction). Qu’on s’imagine dans l’air. Qu’on se projette dans ce dont on a l’air. Qu’on prend pour soi l’image qu’on est. Qu’on porte. Qu’on véhicule. L’apparition, l’image en l’air qu’on est (qu’on donne, le change). Plus rien ne dépendant à partir de là (un point de non-retour ?) de sa volonté. (Est-on pour autant — sommes-nous — des enfants ballotés ? Non certes. Nous sommes des enfants transportés, conduits, élevés — bien élevés. Nos parents nous emmènent partout : nous les suivons partout. Jamais on ne nous donne à garder — mais à regarder. À aucun moment, à aucun prix nos parents — notre mère, soyons précis — ne se séparent de nous : ils ne font rien sans nous.) Notre principale, matinale mission aura d’ailleurs été notre métamorphose en images (un visage d’enfant est sa propre auréole) : bain, shampoing, toilette, les ongles, les oreilles (et les dents ?), le sèche-cheveux (son souffle de réacteur) et pour finir, l’habillage. De ce dernier et combien sensible — existentiel — point de vue on aura connu le pire comme le meilleur (avec une évolution vers le mieux, soyons honnête, si ce n’est qu’ici). Nous voilà donc lavés de tout, nets (impeccables, irréprochables, rien qui rebique, pas un épi, un fil tiré, les plis marqués — au fer) de contour. Peut-être on n’est (plus) que cela : contours. Contentement. Consentement. Vide. On est une table rase ou bien dressée, table du dimanche, habits du dimanche. On se résout intégralement en son apparence : on l’intègre. (Quand cela convient, c’est, pour autant que je m’en souvienne, merveilleux, c’est miraculeux, une façon de marcher sur l’eau. Petit nuage. Quand il n’en est pas ainsi, m’abusé-je ? je crois qu’on ne fait que se déserter un peu plus encore : un cran en-deçà en soi se retrancher. En soi ? De soi peut-être…)

… Un moment (enfin) vide. Une fin en soi. Rien à faire — les bras ballants porte battante, dans le vent, le maintien ouvert (le maintien dans l’ouvert) — que cela qui se décompose ainsi : attendre que le nez de l’auto de derrière la maison pointe, remonte l’allée en faisant ronfler la première, passe le portail à un cheveu de ses montants (n’ayant ouvert qu’un battant : deux, c’est pour les visiteurs ou la livraison de fioul) (plus tard — quand on aura appris à prendre tout cela avec un peu de distance et pourquoi pas d’humour — avec les années —, mimer le garde-à-vous) (les noms de groom, portier, de chasseur ne surgissant qu’à présent) et — avant de tirer sur la portière, de retirer prestement dans les bouffées, les bouleversements d’air (et de gasoil) de la route le blouson et s’engouffrant à l’arrière côté conducteur, le plier à l’envers et poser sur les genoux (le blouson sur les genoux pour toute sécurité) — derrière soi et la famille au complet — la famille nucléaire — embarqués dans la vie refermer la grille.


Il faut le dire : le paysage nous est indifférent — si c’est cela qui glisse sur nos vitres, passe de l’autre côté. En cela l’appeler voyage est un petit peu de l’abus : le voyage fait paysage. Là non. Nous est de convention. Est d’arrogation ; d’usurpation ; de substitution — de reconstitution. Qu’avons-nous en commun ? On l’avale c’est tout, comme un médicament, insensiblement sinon malaisément, il ne nous fait rien, ou certainement pas à chacun le même effet, ou on ne sent pas ce qu’il  fait — ou ne nous ferait-il que du bien, alors, vu qu’il passerait tout seul, on ne trouverait rien à y redire —, d’ailleurs on n’en dit rien. À chacun son département. À chacun son effet. Ce trajet automobile ne se partage pas. Ce déplacement combien de fois plus automobile que familial. Nous ne le partageons pas. Peut-être fait-il d’un nous un on : nous divise-t-il ? Les routes, bien que nous les prenions ensemble, bien que nous tenions quatre en une auto, nous séparent. Elles nous prennent, chacune, chacun, seuls. Ces trajets-là nous conduisent en solitaires — ce n’est pas l’aventure. C’est loin d’être le grand départ des grandes vacances. Je ne sais plus si c’est nous

territoire en développement


07 | brouillons et autres fils mêlés (et perdus) des Bouts du monde

des pleurs aux yeux

  • jusqu’à ce que l’auto en pleure. Elle va jusqu’à pleurer. De vitesse et de l’eau précipitée (le temps tellement bas qu’il pleut). Elle glisse elle file à en pleurer. La larme à l’œil. La larme filant sur la vitre à l’œil. La larme glissant horizontalement sur la vitre latérale à l’œil (à l’arrière). (Comme le vent fort dans les yeux tire les larmes.) (Elle pleure pour nous. L’auto pleure de vitesse pour nous.) Car les vitres latérales sont les vrais yeux, quand ils s’ouvrent, de l’auto (des yeux grands ouverts d’amour / ouverts à l’amour de l’auto et de l’entour). On imagine ou nous fait croire (le design automobile) que les phares ou les feux, leurs optiques, sont les yeux de l’auto. Certes, les autos ont des faciès (double-face, yeux arrière) et des regards (logés distribués de part et d’autre de la calandre ou de la lunette-arrière, de la plaque minéralogique, au-dessus des pare-chocs) : de bêtes (elles sont prédatrices, des dévoreuses) et ne fourbissant que des expressions faciales contraintes, stéréotypées, conventionnelles, fermées (de façade) : des grimaces. (Les clignotants, appels de phare, feux stop ou de détresse n’y changent, quoiqu’ils fassent de l’œil, rien.) Mais leur regard, leur regard profond, celui dans lequel on lit, se plonge, se perd, se découvre dans les vitres latérales — arrière surtout et pourquoi ? L’ouverture, la béance, l’ébahissement (la stupidité) de ce regard… Les vitres latérales sont les yeux profonds. La vision latérale est la vision déchirante. Les autos qui nous conduisent sont (au fond) atteintes d’un profond strabisme divergent.

de poteaux à panne

  • poteaux sont tristes qui sont les poteaux téléphoniques qui sont les jalons du réel. Qui sont par où le réel se plante (le décor planté). (Du haut et le long desquels le goudron — créosote — pleure.) Les poteaux du téléphone. Les poteaux du réel. Qui sont seuls (ils sont idiots, ils sont son idiotie). Ils viennent seuls, un après l’autre. Ils viennent un par un, ils se remplacent l’un l’autre. Valent l’un pour l’autre. Ils sont les mêmes — ils sont le même en marche : notre avancée du et dans le même. Ils font des vagues entre eux (les fils téléphoniques). Le réel des poteaux donne la nausée. La trajectoire automobile les emporte tous sans exception avec elle et comme cela se dit de l’ouvrage. (À partir du fil tiré tout part, tout vient, ne laissant rien de la forme, que le fil, les bourres du fil emmêlé, l’emmêlement du fil unique avec lui-même.) Le fil court entre les poteaux sans les relier (le bois matériau isolant). Le poteau est solitaire malgré le fil — d’autant plus solitaire qu’il est identique, il est le seul d’être le même, il est unique d’être idiot (c’est l’inverse), épouvantail, planté, d’être répété il ne connaît pas l’autre, il n’a pas d’autre que lui, il n’est partout que lui (ou ce qu’il reste, transformé, d’un pin sylvestre). La matérialité du poteau le laisse (comme un con) planté là dans son trou en terre, fiché dans son idiotie. Planté (par sa pointe) dans le ciel aussi bien (à vue d’enfant) — car l’auto nous a fait perdre le contact avec le sol. Nous roulons au ciel, le sol, le territoire, nous ne faisons que les raser, les poteaux, que les faucher. (L’auto est la grande faucheuse.) Nous sommes un temps hors sol. Le sol (le terrain) ne fait des vagues ou de vagues formes autour de l’auto qu’afin de souligner, manifester la misère de la réalité. (Le réel = le pays = la tristesse = la misère = la réalité = la grande équation, grande égalité, grande égalisation.) Il est déjà (estimons-nous) heureux que nous ne tombions pas en panne en plein milieu de la réalité, cette grande étendue vide (désert) — comme cela une fois arriva pour une courroie de distribution cassée.

de département en descente

  • car le département se descend, de sa pointe nord (vivant nous-mêmes à sa limite) au sud. Un sud en étoile, éclatement : chez les uns et les autres — dans la famille — nous descendons, points de chute, comme une carte se dévale qu’on aurait pendue au tableau, le noir — et qu’on n’a jamais vue que dans le calendrier des postes (on n’apprend pas le département à l’école). Sitôt que nous dévions, atomes, de l’axe incroyablement vertical, central, nord-sud de la nationale — qui n’en est plus une, la route que borde la maison, au moins depuis ma naissance —, c’est pour nous jeter dans le travers du département, et sans le quitter, par un dédale de tronçons de routes au mieux secondaires, itinéraires clandestins ou versatiles ne quittant le couloir des haies que pour trouver à la faveur d’un carrefour ou d’une fourche dans un virage où notre conducteur fait comme chez lui (le coupant) des biais insoupçonnés à travers bois et champs qui nous y font verser toujours plus bas : la vitesse est descente, l’automobile plongeon — dans un verre d’eau (et Ricard). Ainsi touchons-nous à chaque fois (tous les ans, plusieurs fois l’hiver) le fond du département. (Le retour sera une autre paire de manches, exigeant du conducteur — celui qui boit — de remonter la pente des verres descendus, en gardant les yeux ouverts.)
  • où que nous allions, c’est toujours au fond du département qu’on tombe — comme au cul d’un sac ?

du poteau à l’enfant

  • où le poteau est idiot, est toujours le même idiot (le Glaude) qui se présente sur le bord de la route : se plante là : sans remède, sans échappatoire. (Le réel est sans issue.) La campagne est toute jalonnée de ces épouvantails à rêve, épouvantails à jeu (ça vous coupe toute envie de jouer). Contre-jours. Airs de gibets (c’est d’eux aussi qu’on plonge, qu’on est plongé). D’ailleurs ce trajet, et toute l’étendue qu’il génère autour de lui (cet agrandissement soudain derrière la vitre, ou département), le cœur n’y est pas. Ou ne s’y retrouve pas (par vertige horizontal ?). Nos jeux n’y sont pas, ma sœur et moi, les enfants que nous étions — qu’alors nous sommes. Cette étendue (la désertion, le désengagement qu’elle entraîne de nos aires de jeu) est précisément ce qui non seulement nous laissent froids (comme une vitre est froide), mais nous (?) refroidit : les bords de route — ce qui se voit de la route — tout ce qui fuit, voilà donc le monde : c’est toute l’étendue qui n’est pas le terrain (clos) des jeux de l’enfant (de nos jeux d’enfants) : sur laquelle il (on) est sans prise. Terre vaine.

de la table à l’image

  • cela se passe à table — car nous ne sommes pas enfants à ne serait-ce que demander à sortir de table, nous sommes trop bien élevés, des enfants modèles : sages comme des images, nous endurons la conversation des adultes (on enregistre tout — paraît-il). Nous nous tenons juste sous le niveau (cette onde, surface ondulante) des conversations, c’est notre deuxième bain du jour après l’hebdomadaire (celui dont précisément on sort). C’est le dimanche aux deux bains, c’est le grand bain familial, oncles et tantes — les cousins ? Ils sont majeurs, eux, ne font que passer, oh les coups de vent adorés, désirés. Ils apportent, et emportent presque aussitôt avec eux accroché aux blousons (les cuirs) ce parfum d’étranger du dehors, de l’air, presque suave pour qui est enfermé, assigné (et qu’on ne se souvient pas avoir jamais senti, encore moins ressenti à la maison, même en ouvrant dix fois la fenêtre de sa chambre), et la jeunesse bien sûr. Car enfant — cela non plus n’a jamais été dit — on est vieux : on est trop sérieux, on oublie d’être un enfant — on oublie qu’on l’est. On est une image. 

d’image à avenir

  • où l’image est gagnée au bout de dix bons-points (et porte une fable au dos — qu’on ne lit pas, on collectionne alors les images Poulain soutirées des tablettes du chocolat noir qu’on n’aime pas — ce qu’on n’a jamais révélé — et dont la légende au dos n’est rien — l’image elle-même finalement peu — au regard de leur mise en série. La collection seule, ses gestes compulsifs, valent. Les images s’accumulent, se collectionnent et thésaurisent, s’échangent à la rigueur — pas les légendes : les légendes, elles, se partagent. Elles se racontent… Allez raconter votre collection de clichés d’autos ou d’arbres…)
  • gavés aux propos échangés davantage encore qu’à la succession des plats d’un repas (petits plats dans les grands, trois niveaux d’assiettes, deux paires de couverts, la ménagère y passe) dont le déroulé est aussi sinueux, fourbe, à rebondissements que la route qui nous y a conduits
  • sages comme des images, muets comme des carpes et comme l’entrée est froide (terrine ou médaillons de saumon farci ou brochet reconstitué en miroir de nos têtes de trois pieds de long), poissons
  • fastidieux ou fastueux le repas est sans fin, il durera enchaînant midi et soir (car vous resterez manger) jusqu’à la nuit dans les bras de laquelle il nous jettera
  • l’entrée chaude après la froide et tout ce qui s’ensuit
  • yeux écarquillés nos bouches bâillant juste sous la surface de l’étang de la parole des grands
  • petits poissons dans le bassin des grands
  • vitrifiés là-dedans
  • Nous sommes des images.
  • sous la ligne de flottaison du vaisseau familial, ou embarcation — la table est une arche
  • absorbés absorbant (assommant), avalant, buvant (pour faire descendre)
  • l’assiette devant (sous) soi se devant de retrouver son lustre (nitescence) d’auréole
  • tout l’édifice repose sur nous — images = reproductions
  • où nous sommes la raison secrète de ces agapes qui se font au nom du passé et de l’avenir, au nom de la confiance en ces deux pôles ; nous sommes les promesses qui se tiennent des mêmes mains qui passent les assiettes et les bouteilles : nous sommes les images (tableau vivant) de l’avenir.

du bain

  • Tu parles d’un dimanche :
  • On n’aura eu que le temps du bain pour jouer.
  • On n’aura eu que le temps de jouer du bain (hebdomadaire).
  • On n’aura joué que le temps (exceptionnellement écourté) du bain.
  • On n’aura joué que dans le bain.
  • On n’aura eu que le temps de jeu du bain.
  • On n’aura eu de jeu que dans le bain.
  • On n’aura eu que le bain pour jouer.
  • On n’aura eu de temps de jeu que le bain.
  • On est ici (dans le même bain) ma sœur et moi. Mais pas de politesse entre nous : on est ici moi et ma sœur — parce qu’on est un grand garçon qui a une petite sœur.

(…)

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06 | La conversation de mes jours

Mes jours, quand ils ne parlent pas du temps, entre eux parlent de moi. Je suis leur sujet de conversation favori, et récurrent. Mes jours me parlent-ils ? Moi — vous le verrez —, je suis le plus souvent sous la table des jours. Il n’est pas l’usage qu’ils m’adressent directement la parole — et plus rare encore qu’ils me la donnent — mais je sais à quoi m’en tenir : je suis le scribe de mes jours, préposé à leur enregistrement. Je les suis partout — ma position nécessite également que je les devance, ou leur ouvre le chemin, que je les annonce parfois, ce versant de ma mission n’est cependant pas ce qui me sourit le plus. Ils vont en comités plus ou moins grands. Il n’est pas rare que deux d’entre eux, à peine dissimulés, en guettent un troisième — troisième qui a justement maille à partir avec moi. Je ne manque donc pas de témoins. Cela en revanche fait de moi le confident de chacun. De fait, je ne surprends leurs discussions et leurs conciliabules que parce que je suis commis d’office à leur intimité — je ne surprends d’ailleurs rien du tout, tout me vise, je ne cesse d’être reluqué. Tout est dit, y compris le plus bas, pour que je l’entende… Voilà comment je suis condamné à mes jours. Je vis sous leur dictée. Je vis — je veux dire j’écris ce que me dictent mes jours. Je mesure à quel point chacune de leurs remarques m’est destinée. Je sais car je le sens que je suis leur sujet. Le royaume de mes jours n’a qu’un sujet. Eux sont de plus en plus nombreux — plus nombreux chaque jour : ils en deviennent ingérables et j’ai toutes les peines du monde, malgré mes notes, à ne pas les confondre — ce dont certains se vexent, qui ne veulent non seulement plus me parler, mais aucunement se faire entendre. La punition que ce silence… Le temps passe et ils ne disent plus rien. Le temps continue de passer et eux, font comme si je n’étais pas leur sujet. Je suis abandonné peu à peu de mes jours…

Leur plus actuel sujet de conversation — une palabre entamée depuis des mois — est ce voyage dont l’un d’entre mes jours a eu la vision, et dans le même temps acquis la certitude de l’inéluctabilité. — Un voyage ? Mais… Un voyage ?! ça, ce n’est pas du tout moi, ai-je un jour eu le tort de m’exprimer : un voyage et moi font deux. Même deux fois deux et tant et plus… Mes jours tous ensemble ont grondé. Ils ont fort venté : nous ne tolérerons jamais plus d’un sujet — ce que tu ne peux ignorer…

Il semble que cette idée d’un jour ait, traînée de poudre, contaminé sinon tous les autres du moins une incalculable devenue proportion d’entre eux. Double traînée car, que je considère, comme si je me trouvais au milieu de la route (cette route passant en bas de chez moi — mais nous y reviendrons), non pas les bords de celle-ci, comme tout piéton qui passerait de l’un à l’autre, mais ses enfilades — comme prudemment fait le piéton ne mourant pas d’envie de finir sous un transport en commun qu’il soit de jours ou d’autres voyageurs, ou sous le fourgon de la livraison de mon dernier jour, ou, encore, sous un jour individuel (dans son véhicule personnel) —, je ne vois en arrière comme à l’avant de ma vie que des jours s’accordant sur la nécessité qu’il y a pour moi d’entreprendre ce voyage. Tout de même, cela les prend sur le tard : ne voilà-t-il pas qu’ils veulent aller me faire voir, ou me faire aller voir : me faire aller par le grand et gast monde — pour voir. Ce voyage évidemment ne saurait me faire quitter mes jours… Ce sera — me dit, à peine sortait-il de la nuit, ce jour du début du printemps — le « visionnaire » — le voyage de ma vie. Sept cent trente jours environ depuis lui ne l’ont pas tellement contredit — mais je suis encore à peine parti…

— Cela ne te fera pour autant pas sortir de sous notre table — la table des jours, c’est ainsi qu’ils désignent le calendrier.

En effet ce voyage ne me fera pas quitter mes jours. Je continuerai de les traîner avec moi — car je suis aussi le porteur de mes jours et suis entraîné à les porter partout où ils veulent voir, et vers toute chose sur laquelle ils désirent faire le jour — faire jour comme ils disent, certains d’entre eux préférant voir le jour. Ils seront du voyage en somme.

(…)




01 | rêves, cris, levers

Elle se tenait au milieu de la ligne au centre du texte imprimé sur fond sable sous mes yeux, mes paupières, énumération de pistes de recherche se comptant sur les doigts d’une main, chacune désignée d’un mot, parmi lesquelles un nom présumé de tribu nord-amérindienne. Ou fantaisiste. Mon corps sur cette parenthèse roulait, moins un rêve que l’activité intense, réflexe de se ressaisir au réveil, se rassembler. Il me fallait, la parenthèse, la rouvrir — à développer, approfondir : je devais m’intéresser. Je luttais. J’étais sous la pluie.

Le mot sépulture s’est confondu avec un tapis de voiture toute la nuit, au moins cette extrémité de la nuit que le réveil travaille, qui m’a semblé toute la nuit. À tout bout de rêve c’était celui-là — cette concentration-là sur la conjonction de sépulture et tapis de voiture ; la multiplication de sépulture par tapis caoutchouc, tapis de sol (arrière) de voiture en caoutchouc, alvéolé — cet enchaînement-là, par lot de deux tapissant le fond du sommeil. Ma nuit entière n’aura été que ce roulement : du corps : d’un côté, de l’autre, sur un, deux et quelques tapis, non seulement anti-dérapants, mais récupérateurs des boues, des gravillons et sables, et de l’humidité ; que ce retournement en tous sens de la question de la conjugaison, de la déclinaison du nom de sépulture par des tapis rétenteurs, imperméables — de protection des garnitures d’origine. Et qu’il soit apparu amusant, ou stimulant de faire passer l’envie systémique associée à cette phase critique de la nuit ; de demander comme un défi, par jeu que le besoin — d’uriner donc — qui immanquablement accompagne cette lutte pour ou contre le réveil soit épanché dans l’une après l’autre du quadrillage d’alvéoles (petits carreaux) d’un tapis de sol — d’à vue de nez 5 mm de profondeur pour 10 de côté : sans déborder : par brefs relâchements, retenues tout aussi promptes : au compte-gouttes donc — voilà, avec le nom de sépulture et l’image d’un tapis de sol de voiture — pas exactement comme si s’appelait sépulture un tapis de voiture — mais par association — ce dont exclusivement ma nuit aura gardé mémoire — ou trace ?

(…)