Vers un écrire-film #01 | Le plein d’ordinaire, SVP !

Quatre chiffres rouges, divisés en deux pairs par un double point, clignotent au rythme binaire d’une tonalité brève, aiguë et répétée. L’oreille gauche bourdonne. La droite distingue le léger chuintement d’un souffle qui se fraie une sortie à travers des lèvres closes entremêlé au frémissement des arbres à l’extérieur. Sur le mur, de longs doigts décharnés, encadrés dans une forme trapézoïdale, se balancent à la lumière d’une lune gibbeuse. Le corps zombi se redresse, bascule dans la pénombre et s’équilibre en position assise tandis que les pieds se déposent sur le sol comme deux feuilles d’automne. (Par la fenêtre : les chênes noirs épargnés ; la matière creusée tout autour). Quelques secondes d’arrêt, puis dans l’ordre : caleçon, t-shirt, pantalon, pull pour ne pas dilapider trop vite la chaleur accumulée. Passée la porte, lente traversée chaloupée du couloir, à tâtons et, à l’embouchure de la salle à manger-cuisine, le grand large de la fenêtre panoramique ouvrant sur une nuit constellée de petits points scintillants jaunes et oranges et d’autres, plus rares, clignotants, rouges. Approche. (Un arbre dénudé baigne dans la clarté opalescente d’un réverbère en contrebas). Sous la lumière blafarde tombant de la hotte aspirante, deux mains s’affairent sur un comptoir blanc en pierre. Déplier délicatement le filtre à café, donner forme par insertion du poing à l’intérieur, puis repli de la base et enchâssement dans le réceptacle plastique. Cinq doses de café moulu délicatement déposées avec une cuillère en bois ; l’équivalent de dix tasses en eau versées dans le réservoir. Du lave-vaisselle, la vapeur d’eau s’égaille en volutes sorcières, le panier glisse le long des rails métalliques découvrant un alignement parfait d’assiettes rondes en céramique. Empilement précautionneux dans le silence de la nuit. Tiroir, à gauche, rangement des couverts en fonction des formes et finir par les orphelins, ces objets sans empreinte discernable dans les tiroirs tirés un à un. (Un long aplat jaune pâle qui s’étire horizontalement, le ciel matelassé au-dessus et le panache blanc, vertical, qui s’échappe d’une cheminée). Plongée, cadre serré : quatre lettres sur une tasse cintrée en son milieu, fumante, deux mains l’enserrent, s’y réchauffe, l’index de la main droite glissé dans l’anse. (L’écho du bip-bip étouffé du camion poubelle qui recule dans la rue). Répartition des dessous de table et dépôt des bols, petites cuillères, couteaux à beurre, puis,  au centre de la table, disposer pain, biscottes, beurrier, jus de fruit, fromage blanc. (Derrière la colline, apparition d’un soleil blême et sans vigueur dans un ciel gris laiteux). Reflux le long du couloir vers la salle de bain. Un doigt actionne l’interrupteur. Regard inquisiteur adressé depuis l’image reflétée. Mise à nu. La chaleur ruisselante de l’eau qui glisse sur le corps soumis à des frictions énergiques. Dans le bain de vapeur humide, le visage immobile s’enfonce dans la serviette éponge. Miroir. Souple, le poignet contrôle la trajectoire de la lame qui crisse sur les joues avec une adhérence parfaite aux contours du visage tandis que la main libre étire la peau découvrant le poil récalcitrant dans le fin sillon. (A travers la fenêtre rectangulaire et verticale, la lumière s’embrase). Dernière traversée et derniers préparatifs. Dans l’entrée, le reflet d’un visage déformé sur la courbe convexe d’une bottine en cuir noir. La main gauche ajuste l’écharpe autour du cou puis attache les boutons de la longue veste en laine. La sacoche en cuir est balancée négligemment en bandoulière. Ouverture de la porte  et le corps qui disparaît dans l’efflorescence technicolor. 

A propos de Xavier Waechter

"L'écriture amène à faire le tour des choses" (Jacques Serena)

3 commentaires à propos de “Vers un écrire-film #01 | Le plein d’ordinaire, SVP !”

  1. Je ne me souvenais plus de la proposition mais au fur et à mesure du texte, elle m’est apparue, évidente, cette heure que vous écrivez. Cette heure du matin, si imagée. Ce corps qui se réveille, qui m’emmène, envie de le suivre dans la rue, voir où il se promène. Très beau mouvement et rythme dans votre texte. Merci beaucoup.

    • Bonjour Clarence,
      étonné moi-même de cette première heure matinale, souvent banalisée, parfois expédiée. Cette heure où la journée à venir puise son énergie et sa coloration affective.
      Merci beaucoup pour cette lecture.